Chapitre III - La Privatisation de la CGE
By Pierre Suard on Sunday 18 July 2010, 13:33 - l'Envol Saboté d'Alcatel Alsthom - Permalink
Que chacun fasse donc le métier qu’il sait faire
Aristophane
La décision annoncée le 8 janvier 1987 couronnait un long et intense travail, qui commença dès août 1986 en interne, et rapidement en liaison avec l’administration des Finances, direction du Trésor et le cabinet du ministre, sur la foi de l’engagement ministériel pris fin juillet, comme dit précédemment.
La privatisation de la C.G.E. qui allait intervenir après deux opérations majeures, celles de Saint-Gobain et de Paribas, apparut tout de suite devoir prendre une dimension supérieure. C’était évidemment la conséquence de la taille du groupe C.G.E., magistralement élargi par l’acquisition des filiales télécommunications de I.T.T., de son besoin d’augmenter les fonds propres pour financer durablement cette absorption et enfin, problème technique, de la présence à son bilan de titres participatifs cotés, qu’il apparaissait préférable de retirer du marché avant le retour de l’action C.G.E.
Ces titres participatifs appellent quelques commentaires techniques. Ils avaient été émis en deux tranches : à 1 000 francs par titre en octobre 1983 pour un million de titres ; à 1 430 francs en février 1986 pour une deuxième tranche de 1 100 000 titres. Les deux émissions, dont la date de jouissance était identique (10 octobre) étaient assimilées. Elles ont fourni 2 573 millions de francs de fonds propres à la C.G.E . Ces titres étaient de nature originale, non remboursables, sauf en cas de liquidation de la C.G.E. (et le remboursement se ferait au pair, soit 1 000 francs). Mais le contrat d’émission prévoyait toutefois, et à la seule initiative de la C.G.E., la faculté de les racheter en Bourse ou par voie d’offres publiques, ou de les rembourser en totalité, le 10 octobre 1998, à 5 000 francs. Ces titres bénéficiaient d’une rémunération privilégiée additionnant deux parts : l’une égale à 34 % du taux des emprunts obligataires, l’autre variable fixée au départ à 3,4 % mais indexée sur l’évolution annuelle de la “ marge brute d’autofinancement consolidée ”. Cette deuxième part, qui n’était pas plafonnée, croissait rapidement par suite des modifications de structure du groupe. C’est ainsi qu’elle avait été multipliée par 2,2 entre 1982 et 1986, et l’extrapolation de cette tendance faisait craindre que la rémunération des ces titres n’atteigne 40 % en 1998, au lieu de 10 % en 1986.
Le cours de ces titres, à 2 600 francs, reflétait bien sûr cette situation privilégiée. Il est apparu que l’on ne pouvait laisser la cotation de ces titres hybrides à rémunération privilégiée en concurrence sur le marché avec l’action C.G.E., surtout dans la perspective de l’accroissement rapide de leur rémunération dans les années à venir.
Nous avons donc souhaité offrir aux porteurs la possibilité de les échanger contre des actions C.G.E. La base de l’échange ne devait pas léser les porteurs et intégrer les anticipations du marché sur leur rémunération future. Après de nombreuses études de banques conseil, une suspension des cotations fut décidée le 9 mars 1987, dès que les frémissements des cours faisaient craindre l’intervention d’initiés. L’offre d’échange rencontra un grand succès.
Cette opération d’assainissement du marché alimenta par la suite la critique de certains hommes politiques de gauche sur la privatisation de la C.G.E. Retenons pour l’instant que cette émission de titres participatifs apporta à l’entreprise 2 573 millions de francs de fonds propres entre 1982 et 1986, mais pénalisa le produit de la vente de la C.G.E. sur le marché d’environ 6 milliards de francs. Pourtant ce piètre bilan ne résultait pas de la privatisation, mais du blocage politique qui avait empêché les entreprises nationalisées de satisfaire leur besoin de fonds propres, en émettant sur le marché tout simplement des titres ordinaires, actions, obligations convertibles ou autres.
La deuxième difficulté technique de la privatisation de la C.G.E. vint de la présence sur le marché de la société Alcatel S.A., filiale contrôlée de C.G.E. qui résultait par changement de nom de l’ancienne société cotée C.I.T. Alcatel, après que cette dernière eut fait apport de ses activités industrielles à Alcatel N.V. le 1er janvier 1987. Le seul actif de cette holding était donc sa participation dans Alcatel N.V. Cette cotation indirecte de la nouvelle Alcatel N.V.par le truchement d’Alcatel apparut à la fois prématurée et trop confidentielle pour Alcatel N.V., deuxième mondial dans les télécommunications, promis à un grand avenir certes, mais qui venait de naître et dont l’organisation nouvelle devait prouver son efficacité. Nous avons souhaité offrir la possibilité aux actionnaires d’Alcatel d’échanger leurs titres contre des actions C.G.E. et ainsi redevenir actionnaires directement d’un groupe industriel, ce qu’ils étaient lorsque C.I.T. Alcatel existait. Malgré nos efforts, nous ne réussîmes pas à convaincre l’administration. Cette opération fut écartée ; je la repris l’année suivante, non sans quelques difficultés de réalisation sur lesquelles je reviendrai.
Restait également l’augmentation de capital à organiser. On choisit la solution la plus simple : la veille de l’ouverture de l’offre publique de vente, la C.G.E. procéda à une augmentation de capital en deux tranches. La première fut souscrite en totalité par l’état, qui le lendemain mit en vente, en plus des actions qu’il possédait déjà, ces nouvelles actions. La deuxième tranche fut souscrite par des banques et ces titres ont alimenté l’offre sur les marchés étrangers.
Mais la mise au point du schéma financier, si délicate qu’elle fût, ne représenta qu’une faible part de la privatisation, dont les trois points forts ont consisté à préparer la présentation des comptes et de la politique du groupe, à rechercher et séduire les actionnaires, et à faciliter l’accès des salariés à l’actionnariat de leur entreprise, ce à quoi je tenais beaucoup.
Enfin, et ce ne fut pas la moindre difficulté, il fallut évaluer la valeur boursière du groupe C.G.E. et fixer le prix de l’action offerte au public. Mais cette tâche incomba à l’état, à la Commission de privatisation et au ministre des Finances. Nous fîmes des études, nos banques conseil aussi, nous donnâmes notre avis, mais la décision appartenait à celui qui “ vendait l’appartement ” pour reprendre la formule de M. Madelin.
L’arrêté des comptes de l’exercice 1986, traditionnel pour l’essentiel, présenta cependant une particularité liée à l’acquisition de Roxane, le 30 décembre 1986, sans effet rétroactif. Il en résultait que les comptes de l’exercice 1986 ne reflétaient le résultat que des activités C.G.E., mais que le bilan de fin d’année incorporait les actifs acquis et réglés à I.T.T. Pour faciliter la compréhension de l’impact sur les comptes de cette opération, on présenta le bilan au 31 décembre 1986 selon deux méthodes : la première traite les filiales reprises à I.T.T. par mise en équivalence afin de refléter la gestion de 1986 ; la deuxième traite ces mêmes filiales par intégration globale afin de traduire la nouvelle physionomie du groupe. Par ailleurs, ces comptes incorporaient une harmonisation des méthodes entre les pratiques C.G.E. et I.T.T. : il s’agissait essentiellement de la valorisation des encours, des provisions pour retraites et du fait générateur pour la prise en compte de la facturation dans les contrats de longue durée (facturation à l’avancement et non plus à réception définitive, méthode traditionnelle de la C.G.E.).
Le chiffre d’affaires consolidé s’établissait à 80,9 milliards de francs, contre 71,9 milliards en 1985, la progression de 12,5 % résultant essentiellement de la croissance externe. Mais il fallait, vu la rupture qu’apportait l’acquisition I.T.T., donner aussi, lors de la présentation des résultats, quelques indications sur l’exercice suivant : on prévoyait que le chiffre d’affaires atteindrait 130 milliards de francs.
Les commandes avaient atteint 83,7 milliards de francs en 1986, en progression modeste (+ 1,7 %) sur l’exercice précédent, confirmant ainsi les difficultés des marchés de l’énergie et des télécommunications, et l’on prévoyait un volume de 134 milliards de francs pour les commandes en 1987. Mais la répartition de l’activité, 64 % en France et 36 % à l’étranger en 1986, allait radicalement changer. En1987 l’activité hors de France devrait enregistrer un véritable bond en avant et représenter 60 % du chiffre d’affaires total, dont 45 % au titre de la production des sociétés implantées à l’étranger, et 15 % pour les exportations à partir des filiales françaises. C’était le véritable tournant pour la C.G.E., bientôt centenaire, qui désormais acquérait la dimension et le rayonnement internationaux. Les effectifs de 149 000 personnes à la fin de 1986 devraient passer à 240 000 personnes avec 40 % d’employés non français présents dans plus de cent pays au travers du monde.
Le résultat consolidé du groupe à 1 721 MF pour 1986 (+ 45 % par rapport à 1985) représentait 2,1 % du chiffre d’affaires. La part revenant à la C.G.E. ne s’élevait qu’à 1 159 MF, soit 67 % du total reflétant la place importante des intérêts minoritaires dans le groupe, qui peut aussi être appréciée en se rapportant au bilan. Au niveau des fonds propres, sur un total de 21,6 milliards, la part C.G.E. de 11 milliards représente seulement 51 %.
Le bilan faisait aussi apparaître un niveau d’endettement élevé, conséquence de l’acquisition de Roxane; à la fin 1985, les dettes financières s’élevaient à 12,4 milliards de francs pour des fonds propres totaux de 14 milliards (9,9 pour la part C.G.E.). A la fin 1986, les dettes ont plus que doublé, à 26,3 milliards, et dépassent désormais les fonds propres (21,6 milliards de francs, dont 11 milliards part C.G.E.). Mais ce déséquilibre allait être corrigé par l’augmentation de capital.
Le bilan enregistrait aussi une forte augmentation des provisions pour risques et charges, qui passaient de 14,5 milliards de francs à 19 milliards de francs. Cette augmentation résultait surtout des conséquences de l’intégration des activités reprises à I.T.T., dont les provisions préexistantes dans leurs comptes ont été augmentées de 7,2 milliards de francs, à raison de 3,8 milliards de francs pour restructurations à venir, 2 milliards de francs pour les compléments de couverture d’engagements de retraites, 0,9 milliard de francs complémentaire pour risques sur affaires, 0,5 milliard de francs pour les changements de marques. Le lecteur notera que pour ce qui concerne les activités C.G.E., il n’y a eu, dans cet arrêté des comptes, aucune rupture de méthode avec les pratiques de mon prédécesseur à la tête de C.G.E., et qu’en particulier aucun provisionnement de précaution n’intervint. Le lecteur constatera plus loin que cette attitude classique et raisonnable ne prévalut pas quand j’ai dû quitter mes fonctions. Mon successeur décida de charger les comptes de l’année 1995 de 25 milliards de provisions exceptionnelles que la suite révélera arbitraires.
La présentation des résultats, de l’activité et de la stratégie de la C.G.E. aux analystes et aux investisseurs potentiels souligna les grandes orientations de la politique du groupe : recentrage des activités et développement dans les services, internationalisation et indépendance technologique.
Le groupe exerçait son activité dans trois domaines principaux : l’énergie pour 35,8 % du chiffre d’affaires en 1986, les télécommunications pour 32,1 %, ou 45,5 % si on incorpore les câbles qui concernent aussi bien les télécommunications que l’énergie, et pour 18,7 % l’entreprise, les services et divers. Mais l’activité de télécommunications allait fortement augmenter en 1987, en doublant au moins, et représenterait plus de 60 % du total de l’activité du groupe.
J’annonçai aussi que le groupe souhaitait développer simultanément sa présence dans le domaine des services, ceux liés aux activités industrielles du groupe (maintenance, réhabilitation des installations) comme ceux qui accompagneront le développement des réseaux de communications, notamment ceux rendus possibles par la généralisation des réseaux numériques et la déréglementation qui devenait probable. C’était un secteur largement nouveau pour le groupe, mais j’indiquai qu’il devrait constituer le troisième pied à côté de l’énergie et des télécommunications, de façon à mieux asseoir la stabilité et le développement de l’activité, chacun des secteurs présentant son propre cycle.
L’indépendance technologique et l’internationalisation constituaient des objectifs liés. Le mouvement de concentration industrielle auquel la C.G.E. venait d’apporter une contribution majeure ne pouvait que s’accentuer et se généraliser. Dans le domaine des hautes technologies, les télécommunications bien sûr, mais aussi pour la production et le transport de l’énergie, seuls survivraient les ensembles capables de contrôler leur technologie, et générant un chiffre d’affaires suffisant pour financer les importantes dépenses de recherche et de développement propres à maintenir leur technologie à la pointe de l’art. Pour cela, il fallait avoir une dimension qui ne pouvait être atteinte, pour les entreprises européennes au moins, que par une activité hors de leurs frontières d’origine : sans attendre, et en fait pour préparer aussi l’ouverture des marchés nationaux, il fallait s’établir dans les marchés principaux et ainsi acquérir la dimension qui compte à l’échelle du marché mondial. La C.G.E. avait dépensé 5,5 milliards de francs en recherche et développement en 1986 et envisageait, grâce à l’acquisition I.T.T., de porter ses dépenses de recherche et développement à plus de 10 milliards en 1987.
Nous présentâmes ce message à la communauté financière à Paris, mais aussi dès que les conditions de la privatisation furent connues, à Francfort, Genève, Zurich, Londres et Bruxelles, où chaque fois une centaine ou davantage de banquiers, d’investisseurs, gérants de fonds étaient réunis, pour une séance de présentation et de discussion suivie d’une réception. Nous inaugurions les “ road show ”, devenus pratique courante pour les grands groupes qui font appel à l’épargne publique. A l’époque cette démarche innovait, y compris pour la C.G.E. qui avait pourtant toujours été cotée en Bourse, sauf les quatre dernières années, période où elle était nationalisée.
La privatisation devait être aussi l’occasion de faire évoluer l’état d’esprit des salariés vis-à-vis de leur société. L’actionnariat populaire souhaité par le gouvernement devait trouver dans ces circonstances un terrain d’application. Je partageais pleinement cette ambition. Bien sûr, il convenait de rester réaliste, mais pourquoi ne pas essayer de donner un sens concret au vieux rêve de l’association du capital et du travail. Certaines organisations syndicales n’étaient pas hostiles et surtout beaucoup de salariés, très attachés à leur entreprise, y étaient favorables. Le gouvernement avait prévu des conditions favorables pour la vente des actions au personnel : nous y ajoutâmes des conditions de règlement différé.
10 % des actions cédées par l’état étaient réservées aux salariés et anciens salariés du groupe. Pouvait y avoir accès tout salarié d’une société détenue à plus de 50 %. Le salarié pouvait acheter directement (par un intermédiaire financier) les actions : il bénéficiait alors d’un rabais de 5 % sur le prix de l’O.P.V. (offre publique de vente) et il ne prenait aucun engagement de détention. Le salarié bénéficiait d’un rabais de 20 % ainsi que d’un paiement échelonné sur 36 mois pour les 2/3 du prix s’il s’engageait à ne pas vendre les actions avant trois ans.
Le salarié pouvait aussi acheter des actions par le truchement d’un fonds commun de placement (F.C.P.) “ C.G.E. Privatisation ” spécialement créé à cet effet et investi totalement en actions C.G.E. Dans ce cas, il s’engageait à garder ses titres pendant cinq ans, bénéficiait d’un prix d’acquisition réduit de 20 % et de facilités de paiement sur 36 mois comme dans le cas précédent, mais son apport initial était réduit par un “ abondement ” payé par l’entreprise et représentant 10 % du prix total.
Dans tous les cas, les salariés recevraient une action gratuite par action achetée et encore détenue à l’issue de la quatrième année. Un plafond limitait le montant que chaque salarié pouvait investir : s’il y a intervention du F.C.P., l’apport personnel (y compris l’abondement) ne peut dépasser le quart du salaire brut ; si la détention des titres est directe, le plafond est de 577 000 francs pour l’investissement total.
Mais nous allions ajouter une particularité propre à la privatisation de la C.G.E. La loi de démocratisation du secteur public avait fait l’obligation aux sociétés nationalisées de faire élire des administrateurs par les salariés. Ces élus siégeaient au Conseil d’administration en qualité d’administrateurs avec pouvoir de délibérer et de voter comme les autres administrateurs élus par l’Assemblée générale des actionnaires, mais ils n’étaient pas, à la différence des autres administrateurs, personnellement responsables.
Ce système hybride devenait caduc avec la privatisation. L’ordonnance de privatisation avait prévu la possibilité de la présence d’administrateurs élus par les salariés, mais ce dispositif était peu représentatif si l’élection était limitée aux salariés de la holding de tête.
A la C.G.E., et après de nombreuses discussions avec notre actionnaire l’état, nous avons retenu un système original : les statuts de la C.G.E. prévoiraient que le président soumettrait à l’élection de l’Assemblée générale des actionnaires deux candidats administrateurs qu’il aurait choisis sur une liste de quatre noms présentée par le F.C.P. Le Conseil du F.C.P. était élu au suffrage direct des porteurs de parts et proportionnellement au nombre de parts détenues. Ainsi le Conseil d’administration de la C.G.E. allait comprendre deux administrateurs salariés, mais dont les pouvoirs et les responsabilités seraient strictement identiques à ceux des autres administrateurs, tous étant élus par l’Assemblée générale des actionnaires et donc mandatés pour agir dans l’intérêt de l’ensemble des actionnaires. Mais la connaissance interne du groupe qu’avaient ces deux administrateurs apporterait un complément d’information utile aux délibérations du Conseil. Ce système fonctionna à la satisfaction de toutes les parties.
Pour sensibiliser l’ensemble du groupe à la privatisation et à l’offre faite aux salariés de devenir à cette occasion actionnaires de leur société, une grande convention réunit, le 13 avril 1987, quatre mille cadres au Palais des Congrès à Paris. C’était aussi une première dans le groupe qui s’ouvrait à la communication moderne.
Sur la scène de cette immense salle entouré des principaux dirigeants du siège et des filiales, je dus répondre aux questions de deux journalistes vedettes et, malgré moi, jouer le rôle principal dans cette gigantesque représentation. C’était aussi une première pour moi et je dus apprendre (mais y ai-je réussi ?) à parler parfois sur le ton solennel, parfois familièrement, pour convaincre ou séduire chacun, alors que j’avais sous les yeux, au delà des “ sunlights ” de la scène, un immense volume noir dans lequel il est impossible de saisir le moindre regard qui vous aiderait pourtant à rendre plus naturelle l’expression. Non, il faut s’adresser à cette obscurité trouée seulement de quelques lumières de sécurité et des lumières rouges, signal qu’une caméra de télévision vous enregistre. Et si la curiosité vous pousse à rechercher ce que voit la salle, alors vous vous retournez et vous observez, en portrait américain de vingt mètres projeté sur l’immense écran qui ferme la scène, votre tête, mais elle regarde aussi l’arrière de la scène. Alors, découragé, vous revenez vite à votre monologue face à l’obscurité.
Au cours de cette réunion, le directeur de la communication présenta la campagne publicitaire destinée à sensibiliser le public à la privatisation. Sur le thème “ l’esprit de conquête ”, elle allait illustrer l’expertise de C.G.E., groupe industriel presque centenaire par ses produits phares, TGV, Minitel, stations terriennes, câbles sous-marins, en s’inspirant des romans les plus célèbres de Jules Verne. C’est ainsi que le public découvrit des sketches ou des publicités qui lui présentaient Vingt mille lieues sous les mers, L’île mystérieuse ou Le tour du monde en quarante secondes.
Le coût (64 MF) et le contenu de cette campagne de publicité furent arrêtés en accord avec le ministre des Finances et son cabinet qui tenaient à donner leur visa à ces opérations de communication.
Tout le monde se mobilisa. Il fallait frapper fort car la C.G.E. était peu connue dans le public et une réputation injustifiée d’influence occulte et de puissance de l’ombre s’attachait à son image. Cette image devait radicalement être corrigée au moment où l’on allait chercher à séduire des millions d’actionnaires. Il fallait, paraît-il, que le président se montre : un magazine insista, avec l’appui des spécialistes en communication de la maison, pour que j’accepte d’être photographié dans des environnements industriels qui frapperaient les imaginations. J’eus droit à une série de prises de vues dans les charpentes de la Tour Eiffel ou entre les mâchoires d’un gigantesque disjoncteur exposé au musée d’Arts Modernes de Paris devant une immense fresque que Raoul Dufy consacra à la “ fée électricité ”. Cette photo fut publiée et eut un certain succès. Des années plus tard, après mon départ forcé du groupe, elle me valut une lettre très touchante de M. Robert Deschamps, un très ancien directeur général de la filiale du groupe Delle Alsthom, à Lyon Villeurbanne, depuis longtemps retraité, au terme d’une carrière de près de cinquante ans dans le groupe. Après un message de chaude sympathie, il me raconta l’histoire de ce disjoncteur, en précisant qu’il le faisait à la veille de ses 98 ans et à la demande pressante de sa famille.
“ En octobre 1936, m’écrivit-il, les Ateliers de Construction électrique Delle durent construire, à la demande de la Compagnie parisienne de Distribution d’électricité (C.P.D.E.), un disjoncteur de 500 000 volt (à l’époque, la plus haute tension utilisée était de 220 000 volt), qui devait être offert et exposé, devant la toile de Raoul Dufy à l’Exposition Universelle prévue pour ouvrir le 1er mai 1937, à Paris.
“Le délai de livraison fut respecté par les A.C.E. Delle, d’autant plus d’ailleurs que l’inauguration officielle par le président Lebrun eut à être repoussée au 24 mai 1937, tout en intervenant encore dans les gravats compte tenu des séquelles de la désorganisation enregistrée par l’économie française à mi 1936 après la prise du pouvoir par le Front populaire ...
“ Quelle fut en fin d’exposition la destinée de ce disjoncteur - sans possibilité proche d’utilisation ? Quelques mois avant la déclaration de guerre de septembre 1939, il fut transporté aux Etats-Unis pour être présenté à une exposition de matériel électrique à New York ... Et, en 1945 ... je n’ai plus eu à me préoccuper du sort de ce pôle de disjoncteur qui - sans possibilité d’utilisation - n’aura vraisemblablement pu que finir à la casse sur place aux Etats-Unis, s’évanouissant ainsi dans l’oubli auquel dès l’abord il se trouvait condamné de par son absence d’immédiate utilité ...
“ Par contre, la fresque de Raoul Dufy conservée par la C.P.D.E.-E.D.F. et remise vers 1964 au Musée d’Arts modernes de la Ville de Paris ... s’y trouve toujours exposée. Cette exposition a même été accompagnée ...d’un ancien disjoncteur orthojoncteur Delle Alsthom, de tension plus courante (90 000 volt, soit 1/5 de celle de l’appareil exposé en 1937) devant lequel Pierre Suard, alors président directeur général de la C.G.E. s’est laissé photographier, marquant ainsi sportivement l’héritage qu’il lui plaisait d’assumer en rappel de la gracieuse contribution apportée par son groupe à cette Exposition de 1937. ”
Juste cinquante ans après la fameuse Exposition universelle de Paris, nous n’imaginions pas, en 1987, illustrer aussi symboliquement par cette photo la longue histoire industrielle de la C.G.E., que la privatisation allait permettre de poursuivre et d’amplifier.
Fin avril 1987, le moment était venu d’arrêter définitivement les conditions de la privatisation.
On décida d’abord de diviser les actions existantes de façon à disposer d’un nombre suffisant d’actions à offrir. 5 actions nouvelles furent créées pour 2 anciennes (valeur nominale de 40 francs au lieu de 100 francs).
Après cette opération, le capital de la C.G.E. comprenait 28,2 millions d’actions détenues pour 24,6 millions par l’état et 3,6 millions par des banques elles-mêmes nationalisées, pour l’essentiel la Société Générale, le Crédit Lyonnais et la B.N.P.
Le ministre des Finances fixa à 290 francs le prix de l’action, à 6,3 milliards de francs l’augmentation du capital, et à dix actions pour un titre les conditions de l’offre publique d’échange des titres participatifs.
Par sa décision, il valorisa la C.G.E., après augmentation de capital et conversion à 100 % des titres participatifs, à 20,6 milliards de francs, montant à comparer à la valeur minimale fixée par la Commission de la Privatisation, 18 milliards de francs, à l’actif net consolidé du groupe, 17,3 milliards de francs, ou au même actif net corrigé de la capitalisation boursière des titres cotés (net d’impôt sur les plus values), soit 19,7 milliards de francs. La charge Fauchier-Magnan aboutit, sur la base d’une comparaison boursière internationale, à une valeur globale de 24,6 milliards de francs. La charge Le Guay-Massouaud, avec une méthode différente, estima à 23,7 milliards de francs la valeur de la C.G.E.
Le prix fixé par le gouvernement, 290 francs, correspondait à une valorisation raisonnable, surtout dans une conjoncture boursière moins favorable. En octobre, la Bourse connut un mini-krach et, dans les semaines qui suivirent, le cours de l’action passa même sous le seuil des 200 francs. La valorisation initiale de la C.G.E. fit pourtant rapidement l’objet de critiques partisanes. J’y reviendrai.
L’augmentation de capital faite en deux tranches créa 21,8 millions d’actions, 12,7 pour la première tranche, seule souscrite par l’Etat, qui remit en vente dès le lendemain ces titres, et 9,1 millions pour la deuxième, souscrite par les banques seules et destinée au marché international. Le nombre total d’actions s’établissait alors à 50 millions.
L’offre publique porta sur 39,6 millions de titres (soit 11,5 milliards de francs). En effet, sur le total de 50 millions de titres, 6,4 millions appartenaient aux banques après l’augmentation de capital : elles ne les mirent pas en vente à l’O.P.V. et l’Etat dut garder quatre millions d’actions destinées à être distribuées gratuitement aux petits porteurs, selon la procédure générale qu’il avait décidée, ainsi qu’aux salariés, comme exposé précédemment. Ces 39,6 millions d’actions furent offertes à hauteur d’au moins 70 % (soit 27,7 millions) au public français, 10 % aux salariés (4 millions) et au maximum 20 % à l’étranger.
Enfin, la conversion des titres participatifs, si elle se faisait à 100 %, entraînerait la création de 21 millions d’actions.
Au terme de ces opérations, le capital de la C.G.E. comprendrait 71 millions d’actions, 28,2 millions préexistaient, 21,8 millions résultant de l’augmentation de capital et 21,0 millions de la conversion des titres participatifs, pour une capitalisation totale de 20,6 milliards de francs, sur la base de 290 francs par action.
L’offre publique de vente sur le marché français, ainsi que le placement international commencèrent le 11 mai 1987 et s’achevèrent le 23 mai. L’offre publique d’échange des titres participatifs, commencée aussi le 11 mai, s’acheva le 19 juin.
La première cotation de l’action C.G.E. eut lieu le 3 juin, et celle des titres participatifs suspendue le 9 mars reprit le même jour et ainsi laissa une période de seize jours de double cotation pour que les porteurs de titres participatifs disposent, pour se déterminer, de tous les éléments d’appréciation nécessaires.
La privatisation de la C.G.E. rencontra un très grand succès, malgré la correction technique intervenue sur le marché financier pendant la période de souscription. C’est ainsi que 2 400 000 particuliers devinrent actionnaires de la C.G.E., sans compter les salariés, soit 45 % de plus que pour Saint-Gobain, premier groupe industriel privatisé, et vingt fois plus que la C.G.E. ne comptait d’actionnaires avant sa nationalisation. Les demandes, qui excédaient largement l’offre, ne furent servies que très partiellement, à hauteur de 35 % pour les particuliers et 3 % pour les investisseurs institutionnels.
La tranche internationale connut aussi la réussite la plus brillante des opérations déjà réalisées : la demande représenta 15 fois l’offre. 98 % des titres participatifs furent apportés à l’échange.
Parmi le personnel, le succès fut retentissant. La C.G.E. employait alors 240 000 personnes, dont 126 000 en France et 114 000 à l’étranger (91 000 venaient des filiales I.T.T.). Au total, 101 500 salariés et retraités devinrent actionnaires, soit 1 pour 2 employés en France et 1 pour 5 à l’étranger, résultat remarquable si l’on se souvient que pour des raisons juridiques l’offre publique ne fut pas possible dans certains pays (comme les Etats-Unis par exemple) et que 80 % du personnel employé hors de France ne venait de rejoindre la C.G.E. que depuis cinq mois. En France, 85 % des cadres, 60 % des employés et 30 % des ouvriers devinrent actionnaires. Au total, le personnel détenait 5,7 % du capital, dont 3,4 % par l’intermédiaire du F.C.P., qui n’était accessible qu’aux résidents français pour des raisons juridiques. Le F.C.P. devenait ainsi le deuxième actionnaire du groupe derrière la Société Générale (5,8 %).
La grande diffusion de l’actionnariat dans le groupe contribua à renforcer sa solidarité. C’était, pour l’immense majorité des salariés actionnaires, le seul lien qu’ils avaient avec leurs collègues d’autres filiales : jusqu'alors, chacun se sentait principalement solidaire de sa société. Désormais la légitimité allait progressivement s’ouvrir et s’étendre. Je souhaitais cette évolution pour renforcer l’unité du groupe et son image industrielle. Ce fut le début d’une politique, constamment renforcée les années suivantes. L’actionnariat des salariés n’avait pas manqué de détracteurs, surtout parmi certaines organisations syndicales, qui voyaient bien le risque pour le schéma classique de la lutte des classes. Les esprits durent évoluer. Il me revient une anecdote significative. Un représentant syndical C.G.T., que j’avais bien connu lorsque je dirigeais Les Câbles de Lyon, très représentatif du solide cadre syndical professionnel, convaincu de la justesse de sa doctrine, dut avouer que, las de répondre chaque jour à la question toujours posée par ses collègues d’atelier, avait décidé d’inscrire chaque matin le cours de l’action C.G.E. sur une ardoise posée sur son établi.
Symboliquement, la privatisation s’acheva le jour de la première cotation du titre, le 3 juin 1987. Ce jour-là, j’allai avec Ambroise Roux, qui présidait le groupe avant sa nationalisation cinq ans auparavant, assister à la fixation du premier cours qui s’établit à 323 francs. Alors que les spécialistes confrontaient leurs appréciations et que nous attendions le verdict du marché, je mesurais la profondeur du changement que signifiait la fin de la nationalisation, l’ampleur des responsabilités qui nous incombaient désormais, mais aussi la grande liberté d’action que nous retrouvions. Mon prédécesseur et moi-même n’étions pas insensibles à la solennité de ces instants.
Nous sommes aux antipodes du capitalisme sauvage et du mondialisme qui broie l’homme !
Et je pense qu’avec nous bien d’autres actionnaires se réjouissaient. La C.G.E. disposait en effet d’une grande confiance auprès d’actionnaires fidèles. Je reçus plusieurs lettres d’actionnaires anciens qui avaient mal accepté la nationalisation de la Compagnie en 1982. L’un d’eux, par exemple, M. André Collet, de Granville, m’écrivit, le 28 janvier 1987, en précisant qu’il avait quatre-vingt douze ans : “ Après mon retour de la guerre 1914-1918, j’ai acheté un magasin d’électricité, et jusqu’à mon départ en retraite, c’est-à-dire pendant plusieurs décennies, je suis resté un fidèle client de votre société. Chaque fois que je le pouvais, j’achetais un titre de la C.G.E. jusqu’au jour, en 1982, où la loi obligea la Société Générale à me remplacer mes titres par des C.N.I. (1982). ... Je vous serais infiniment reconnaissant de bien vouloir me dire ... comment faire pour les récupérer car, pour moi, la C.G.E. était le summum des grandes affaires... ” Il précisait qu’il était Doyen de l’Amicale des anciens élèves pilotes de la Flotte française, et m’envoya un exemplaire de la Prière d’un marin, qu’il avait composée en 1986 à la gloire de Notre Dame du Cap-Lihou, En regardant les étoiles et qui se terminait par la strophe :
“ Alors
à l’avenir sans que mon cap dévie
L’âme et le cœur en paix,
mais toujours en éveil,
Je veux voguer et
croire à la longue survie
Dans un monde invisible
au-delà du soleil. ”
La dédicace précisait : “ A monsieur le président de la C.G.E. Puisse-t-elle combler ses voeux. ”
La privatisation de la C.G.E., indiscutablement parfaitement réussie malgré sa taille (c’était à l’époque la plus importante opération de marché jamais réalisée), suscita pourtant rapidement des critiques de la part de certains responsables socialistes. Dès le 14 mai, dans un communiqué, M. Bérégovoy dénonce “ le nouvel exemple du gaspillage du patrimoine public ” que constitue à ses yeux la mise en vente de la C.G.E. “ Le prix retenu par le gouvernement a été sous-estimé d’environ 6 milliards de francs par rapport à la valeur réelle de la société ” et il ajoute : “ Il est grand temps que toute la lumière soit faite sur l’étrange dossier des privatisations. ” D’autres leaders prirent le relais et élargirent les critiques à d’autres privatisations en dénonçant le “ noyautage ” du capital des privatisées par un nombre limité de groupes.
En réalité, le marché de Paris a toujours été très étroit : il était légitime que le gouvernement s’assure que les entreprises qui venaient d’être privatisées ne tombent pas avant d’avoir pu acquérir les forces nécessaires sous le contrôle d’autres groupes privés qui ne pouvaient être qu’étrangers, vu la faiblesse des capitalisations à Paris. Il imagina de vendre, dans une offre particulière (à un prix un peu plus élevé que celui de l’O.P.V.), un certain nombre d’actions de la société à privatiser à un nombre limité d’investisseurs qui prenaient l’engagement de garder les titres un certain temps. C’était le noyau dur.
Dans le cas de la C.G.E., il ne fut pas nécessaire de recourir à cette procédure, car, comme dit précédemment, une partie des actions n’était pas dans les mains de l’Etat mais dans celles de banques nationalisées.
Aussi il fut possible de constituer un noyau stable avec un groupe limité d’investisseurs qui, par des transactions sur le marché à partir de ces actions qui n’entrèrent pas dans l’O.P.V. et des achats directs, détinrent à six (Société Générale, Compagnie Générale des Eaux, l’U.A.P., Société de Banque suisse, Société Générale de Belgique, Dumez) environ 16 % du capital. Un accord les liait, aux termes duquel ils s’engageaient à garder au moins 85 % de leurs titres trois ans et s’accordaient pour le surplus mutuellement un droit de premier refus en cas de vente. Cet accord ne fut pas publié : l’année suivante une polémique s’ouvrit dans la presse à propos du “ pacte secret ” de la C.G.E. Pour couper court à cette campagne et avec l’accord des signataires, la C.G.E. publia cet accord : la C.O.B. précisa alors que de tels contrats, qui existent en grand nombre sur la place de Paris, sont parfaitement légaux et n’ont pas à être publiés.
Mais, il ne s’agissait que d’un des aspects de la campagne politique menée contre la C.G.E. Le thème principal portait sur le faible rendement pour l’état, 5,9 milliards de francs, à comparer à la valeur totale de 20,6 milliards correspondant au prix de l’offre de 290 francs par action. C’est oublier la nature particulière de la privatisation de la C.G.E. exposée précédemment. En effet, sur les 71 millions d’actions existantes à la fin du processus, dont la valeur boursière est de 20,6 milliards de francs, l’Etat ne possédait que 24,6 millions d’actions : il en a vendu 20,6 à l’O.P.V. et distribué gratuitement 4 millions aux petits actionnaires. Les 71 - 24,6 = 46,4 millions d’actions appartenaient aux banques actionnaires initiaux, ou ont été acquises par les souscripteurs de l’augmentation de capital pour 21,8 millions, et les propriétaires de titres participatifs pour 21 millions.
La nationalisation de la C.G.E. n’avait d’ailleurs pas été une mauvaise affaire pour l’Etat, qui avait acquis pour 3,5 milliards de francs la Compagnie en 1982 et l’avait revendue pratiquement au double, sans avoir procédé à des augmentations de capital pendant cette période, tout en ayant reçu des dividendes.
La polémique sur la régularité de la privatisation de la C.G.E., celle d’autres sociétés également, nourrit le débat politique pendant plusieurs années. Le 10 juin 1988, j’écrivis au directeur de cabinet de M. Bérégovoy pour lui rappeler les chiffres qui justifiaient la recette perçue par l’Etat lors de la privatisation. Au début 1989, M. Bérégovoy, ministre de l’Economie, renouvela la même critique devant la Commission des Finances de l’Assemblée nationale : je lui écrivis pour lui signaler l’erreur de raisonnement toujours commise et lui rappelai qu’Alain Boublil, son directeur de cabinet, avait déjà été alerté sept mois plus tôt. Il se trouve que quelques temps plus tard, M. Bérégovoy me convoqua au ministère des Finances. Il m’indiqua qu’il n’avait pas de sujet particulier à évoquer mais qu’il souhaitait tout simplement me connaître. Je ne l’avais en effet encore jamais rencontré. L’atmosphère était détendue et j’en profitai pour revenir sur la privatisation de la C.G.E. Je lui rappelai la lettre que je lui avais écrite à ce sujet, après celle envoyée à son directeur de cabinet. Sa réponse me désarma : sur un ton très amical, il me dit de ne pas m’inquiéter de cette polémique, en rien dirigée contre la C.G.E. ou son président. Il connaissait les chiffres et savait que les critiques n’étaient pas justifiées, mais politiquement elles portaient bien. Aussi, elles continueraient à nourrir le débat politique, car la cible était son prédécesseur rue de Rivoli, adversaire politique majeur. Ce jour-là, je compris que les moeurs politiques me resteraient toujours étrangères.
C’est aussi au cours de cet entretien que le ministre me fit une réflexion qui montre à quel point le monde politique se différencie, même inconsciemment, du monde des affaires. Pierre Bérégovoy me demanda mon âge : cinquante-quatre ans. Il ajouta qu’il était très heureux de voir un patron de grand groupe qui ne soit pas sexagénaire ou plus : c’était à ses yeux un gage de dynamisme. A l’évidence, il ne lui vient pas à l’esprit d’appliquer la même observation aux personnalités qui siégeaient à l’époque autour de la table du conseil des ministres, y compris à lui-même !
Nous eûmes encore à répondre à une enquête C.O.B. sur les conditions d’acquisition de leurs titres par les actionnaires du noyau stable, puis à comparaître devant la commission d’enquête que l’Assemblée nationale créa en 1989. En dépit de tous ces efforts aucun grief ne fut retenu contre la privatisation de la C.G.E.
Ce n’était que justice, car en effet cette opération difficile, majeure, fut préparée et conduite très professionnellement. Elle rendit à la C.G.E. sa liberté d’action et lui donna en particulier les moyens de réussir la création d’Alcatel N.V., défi majeur auquel j’allais avoir désormais la possibilité de consacrer l’essentiel de mon temps.