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Alcatel Lucent : épilogue d’une agonie

L’absorption d’Alcatel Lucent par Nokia marque l’étape finale de la destruction d’Alcatel Alsthom, ex CGE, qui était le principal groupe industriel français il y a 20 ans, premier mondial dans ses spécialités télécoms, matériels électriques, ferroviaires.

Les nombreux commentaires qui décrivent cette décadence commencent en général leur analyse en 1995. Pour être complet, il faut jeter un œil sur les dix années précédentes, lorsque la CGE changea radicalement de profil.

Au début des années 80 elle était hexagonale, sans activités industrielles hors de France. En 1987 elle sortit du piège de la nationalisation et retrouva grâce à une augmentation de capital les moyens de grandir par acquisitions, notamment les filiales télécoms d’ITT. En quelques années la majorité de la production et du chiffre d’affaires n’étaient plus réalisée en France, d’où la nécessité en 1990, pour éviter la confusion entre CGE et l’américain GE ou l’anglais GEC, de changer le nom du groupe en Alcatel Alsthom, marques connues et protégées dans le monde entier.

De 1986 à 1993 Alcatel Alsthom a doublé son chiffre d’affaires et multiplié par sept son bénéfice net. C’était le premier groupe industriel français qui employait plus de 200.000 personnes, leader mondial dans ses principales activités .L’essor de ce magnifique et performant groupe a été brisé par la décision d’un seul homme : le juge d’instruction d’Evry qui m’interdit du jour au lendemain et sans jugement, le 10 mars 1995, de travailler pour Alcatel Alsthom pour des motifs qui seront reconnus sans réalité dix ans plus tard.

Il m’accusait d’avoir couvert des surfacturations à France Télécom de notre filiale Alcatel CIT et de nourrir ainsi des caisses noires. Il n’avait aucune preuve et ne tenait aucun compte des dénégations de tous les responsables. Ces accusations alimentèrent une gigantesque campagne de calomnies. La vérité ne fut reconnue que dix ans plus tard, par le nouveau juge d’instruction d’Evry. Ce juge impartial clôtura l’instruction par un non-lieu : il n’y avait jamais eu de surfacturations ni de caisses noires. Les médias qui avaient rapporté généreusement les accusations, passèrent quasiment sous silence le non-lieu final qui me blanchissait ainsi que les autres cadres mis en examen.

Après la décision brutale du 10 mars 1995, le Conseil d’Administration dut me choisir un successeur. Le nouveau Président qu’il nomma, sans expérience dans ce type d’industrie, se sépara en quelques semaines de mes principaux collaborateurs. Il entreprit une politique radicalement différente, choisit de recentrer les activités du groupe sur les télécoms mieux valorisées par la bourse, vendit ou mis en bourse Framatome, Saft, les câbles, les satellites et surtout Alsthom après lui avoir retiré sa trésorerie.

Parallèlement à ces désinvestissements, le nouveau Président acheta plusieurs sociétés de télécoms, souvent à des prix exorbitants entraînés par la bulle internet. Lorsqu’elle creva il fallut déprécier ces actifs ce qui engendra plusieurs milliards d’euros de perte au début des années 2000. Alcatel chercha son salut dans un rapprochement avec l’Américain Lucent ; après un premier échec il se concrétisa par un « mariage entre égaux » qui rapidement se révéla être un désastre qui engendra 4 milliards d’euros de perte. Mon successeur et sa co-Présidente, américaine, durent démissionner. Sous la présidence de mon successeur nommé en 1995, Alcatel aura perdu 24 milliards d’euros en 12 ans.

Le dernier Président d’Alcatel Lucent, nommé il y a deux ans, hérita d’une situation désespérée. Par une action courageuse et innovante, il réussit à réduire le déficit et à récupérer la pleine propriété des brevets. Replacée dans une position plus sereine Alcatel Lucent devait chercher des alliances pour retrouver la dimension suffisante pour faire face à la concurrence des grands groupes internationaux désormais chinois d’où le projet actuel d’absorption par Nokia.

Cette ultime étape dans la dislocation d’Alcatel Alsthom a donné lieu à beaucoup de commentaires dans les médias. Tous ont passé sous silence la vraie origine de ce désastre industriel qui supprima plus de 100.000 emplois : la décision du juge d’instruction qui sans preuve et sans jugement m’interdit du jour au lendemain de travailler pour le groupe, décision annulée 10 ans plus tard par le non-lieu final. Comme François Mitterrand a dit le 19 avril 1995 ; « Voyez le pouvoir dont disposent les juges. Il y a une déviation extraordinaire à laquelle seul peut remédier le Parlement ».

Pierre Suard, Premier Président d'Alcatel Alsthom

Article paru dans Les Echos le 24 avril 2015

Comments

1. On Thursday 30 April 2015, 08:09 by René Monnier

Que vous avez raison Monsieur Suard ! Je suis un "ancien" salarié d'Alcatel Orvault et j'ai fait exactement la même analyse que vous. Malgré tout en 1995 Alcatel était il est vrai absent de l'internet. Ceci dit si vous étiez restés quelques années de plus je suis certain que vous en auriez pris acte et auriez pris les bonnes décisions. Contrairement à l'aventurier qui vous a succédé.
Je pense que ce juge d'Evry qui vous a harcelé mériterait d'être dénoncé publiquement. C'était une affaire d'Outreaux avant l'heure.

Avec mon profond respect.

René Monnier

Cher Monsieur,

Je vous remercie de votre message que je me permets de nuancer, s'agissant d'internet en précisant que j'avais orienté Alcatel sur le protocole IP avant mon départ. J'ai fait ce que je pouvais pour faire connaître l'erreur judiciaire qui a détruit le groupe, mais je reconnais avoir eu peu de succès avec les medias, d'où la rédaction des livres et la mise en ligne de ce blog.

Très cordialement,

Pierre Suard

2. On Friday 19 June 2015, 11:22 by Un ancien cadre

Alcatel avait de très bons ingénieurs et c'est une perte terrible pour la France. Le déclin dans les télécoms a débuté suite à la fusion avec Lucent. Pourtant le potentiel de la société était immense en terme de R&D. C'est bien triste. Bravo en tous les cas pour votre parcours.

AC

Cher Monsieur,

Je vous remercie de votre message que je partage. J'étais fier du potentiel technique d'Alcatel, de ses ingénieurs et de ses techniciens, et je regrette le sort que mon successeur leur a infligé.

Très cordialement,

Pierre Suard

3. On Friday 19 June 2015, 11:26 by Bruyeron Gerard

Monsieur
Comme je suis triste de voir sans cesse se répéter l histoire? de politiques incompétents détruire lentement mais surement toute notre industrie, sans doute ne savent ils pas ce que c'est construire une entreprise , la détruire prend peu de temps, reconstruire et devenir une entreprise leader comme vous l'aviez fait pour Alcatel est aujourd'hui beaucoup plus difficile qu'hier.
Comme j'étais fier d'être Français lorsque circulant dans l'aéroport de Hong Kong je voyais les publicités Alcatel.
La nomemklatura socialo administrative détruit tout pour essayer de survivre . Comment vont ils pouvoir garder leur privilèges quand il ne restera plus d'entreprise.
Pensent ils que les joint ventures sino Françaises vont ramener de l'impôt en France
Cordialement

GB

Cher Monsieur,

Je vous remercie de votre message auquel je suis sensible et comprends votre amertume que je partage.

Cordialement

Pierre Suard

4. On Friday 19 June 2015, 11:26 by C VH

Bonjour Monsieur,

J'ai travaillé chez Shanghai Bell Alcatel de 1997 à 1998.
C'est étrange mais j'en ressens toujours un attachement pour le groupe. J'imagine que c'est la raison qui me pousse à vous écrire alors que nous apprenons par la presse ces jours-ci le rachat par Nokia.
Je conçois aussi aisément que cet attachement n'est rien comparé à celui que doit ressentir mon père qui a fait toute sa carrière à Colombes.
Au gré des changements & rachats, il a donc fait l'essentiel de son parcours chez Alcatel.
Il a conçu le PABX A4300M qui d'après mes sources est/était un modèle de longévité industrielle tant sur le plan de la maintenance et de la robustesse que sur l'élégance de conception. Peut-être vous en souvenez-vous ?
Il m'a dit avoir eu des réunions "privées" avec vous sur le sujet ou encore avoir voyagé en votre compagnie lors de séminaires pour hauts potentiels.
Même s'il communique peu sur le sujet, il m'a parlé de son sentiment de gâchis et de profonde injustice quant à votre éviction.
Plus j'en apprends et plus je ne peux que partager son avis.
Après avoir travaillé 4 ans chez Lucent (ante-fusion), je suis maintenant chez Total depuis 13 ans. Je n'ai aucune prétention en terme de connaissance de fonctionnement d'une société mais, entre l'idéal que je projetais et la réalité, j'avoue qu'il y a un fossé.

J'espère sincérement ne pas réveiller de mauvais souvenirs chez vous mais je tenais à vous faire part de notre soutien. Une certaine idée de la justice que m'a transmise mon père je suppose.

Je vous remercie d'avoir pris le temps de me lire

Meilleures salutations,

C VH

Cher Monsieur,

Je suis sensible à votre message dont je vous remercie. L'actualité réactive en effet des souvenirs douloureux quand au déclin irréversible du groupe Alcatel Alsthom. J'ai coutume de mettre en ligne sur mon blog les messages de qualité qui me sont transmis, me donnez-vous l'autorisation de le faire pour le vôtre ?

J'ai également adressé un message de remerciement à votre père.

 Avec mon cordial souvenir,

 Pierre Suard

5. On Friday 19 June 2015, 11:27 by B. C.

Bonjour,

J'ai découvert l'injustice que vous avez subie le 10 mars 1995 et les conséquences sur vous et votre groupe.
Je suis totalement à vos côtés et je combats l'injustice au quotidien.
Le juge d'instruction d'Evry a t-il émis des remords à votre encontre?

Bien cordialement.
B. C.

Cher Monsieur,

Je suis très sensible à votre message de soutien. Vous ne serez pas étonné si je vous dis que le juge d'instruction n'a naturellement exprimé aucun remords sur le fiasco de son instruction.

Cordialement

Pierre Suard

6. On Friday 19 June 2015, 11:28 by Gerard Gruet-Masson

Bonjour,

Je suis un ancien collaborateur du groupe AA. Tout comme vous je déplore l'épilogue de "l'histoire" d'une entreprise dont le succès sous votre présidence a fait la fierté de tous ceux qui ont apporté une petite pierre à cet édifice.

Cette dégringolade montre une fois encore qu'un choix stratégique inapproprié d'une équipe dirigeante peut conduire à la catastrophe.
Voila qui nourrira la réflexion des aspirants dirigeants dans les écoles de management.

Espérons que vos récentes prises de paroles seront une alerte pour éviter d'autres dérapages
PS: Michel Combes a montré à maintes reprises ses talents et compétences.
Sans son engagement et sa clairvoyance,l’épilogue aurait sans doute été encore plus dramatique. J’espère que ce mérite lui sera reconnu et qu'il poursuivra la carrière qu'il mérite.

Gerard Gruet-Masson

Monsieur,

Je vous remercie de votre message que j'ai apprécié.
Cordialement,

Pierre Suard

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