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Chapitre VII - La nouvelle stratégie : le tout télécom

Est modus in rebus,sunt certi denique fines
Quos ultra citraque nequit consistere rectum.
Il y a une juste mesure : il y a enfin des limites
précises hors desquelles ne peut se tenir le bien.
Horace (Satires)

Le choix de concentrer l’activité sur le seul secteur des télécoms répondait aux sirènes des analystes et aux désirs des financiers. Le président exposa clairement son objectif, fin 1997, devant 400 dirigeants du groupe, réunis en convention à Stuttgart : il fallait, graphiques à l’appui, concentrer l’activité sur le secteur que la bourse valorisait le plus et où elle appliquait aux bénéfices le multiple le plus élevé, c'est-à-dire les télécoms. C’était aussi le secteur qui croissait le plus, le plus séduisant à beaucoup d’égards. L’euphorie aidant, cette option allait se révéler très coûteuse en investissements périlleux. Dans la marche d’Alcatel vers le tout télécoms, on peut distinguer deux phases : jusqu’en 2000, Alcatel procéda à de nombreuses et coûteuses acquisitions ; après 2000, le marché s’étant retourné, il fallut les déprécier, enregistrer de lourdes pertes et à nouveau procéder à des ventes d’actifs et renoncer à la position de fournisseur global du secteur. Désormais Alcatel dut se concentrer sur une partie progressivement restreinte des télécoms.

La première opération consista à reprendre, en l’élargissant, le rapprochement des activités satellites d’Alcatel avec celles de l’Aérospatiale. Un accord pour la fusion sous la direction d’Alcatel, avait été signé en 1990 entre les deux groupes, mais l’Aérospatiale, société nationalisée, n’obtint pas l’autorisation de l’Etat de le mettre en vigueur. L’apport de ses activités spatiales était qualifié de privatisation partielle, or c’était l’époque du ni-ni : ni privatisation, ni nationalisation. On a vu précédemment que la doctrine fut enfreinte pour nous empêcher de garder la majorité de Framatome. Mais cette exception allait dans « le bon sens » pour les ayatollas du socialisme.

Mon successeur élargit l’accord de 1990 en y ajoutant les activités similaires de Thomson CSF, Thales aujourd’hui. L’accord de juillet 1998 fut présenté comme la première étape de la construction d’un grand pôle d’électronique professionnelle et de défense. On annonça en septembre la création d’un laboratoire de recherches commun entre Alcatel et Thomson CSF. Cinq projets communs furent retenus : la microélectronique hyperfréquences (composants As-Ga), l’optoélectronique, les réseaux militaires utilisant les technologies Internet, réseau de télévision et radio numériques, électronique de paiement. Ces grandes ambitions ne semblèrent pas s’être vraiment concrétisées par la suite.

Mais la création de la société de satellites, Alcatel Space, regroupant les compétences, fut effective. Alcatel reçut 51% du capital et Thomson CSF 49%. Dans le même temps, Alcatel entrait dans le capital de Thomson CSF à hauteur de 15,8%. C’était la première étape d’un flirt entre les deux groupes, ardemment voulu par Alcatel, mais tout aussi précautionneusement repoussé par Thales et qui allait alimenter la chronique des affaires pendant de nombreuses années. L’année suivante, en juillet 1999, Alcatel porta sa participation à 25,3% en négociant avec l’Etat l’apport de 9,45% du capital de Thomson CSF à l’occasion de la vente de 80% des actions de Framatome qu’il détenait. En juillet 2001, la participation d’Alcatel se réduisit à 20,03% lorsqu’Alcatel prit la totalité du capital d’Alcatel Space. Mais en novembre 2001, puis en septembre 2002, Alcatel vendit des actions de Thales pour améliorer sa trésorerie et réduisit ainsi sa participation à 15,83, puis à 9,7%.

A chaque étape elle répéta qu’elle restait le premier actionnaire privé de Thales et le fiancé, vivant dans l’espoir de convaincre un jour sa partenaire, continua, dans ses comptes, de consolider les actions Thales par équivalence au lieu de les inscrire dans les placements financiers. On comprend que dans ces relations mouvementées, la coopération technique ait eu du mal à prospérer. Mais il fallait rester confiant. « Les coopérations entre entreprises ne nécessitent plus des participations croisées » déclarait péremptoirement le directeur financier d’Alcatel, lorsqu’ Alcatel vendit, en juillet 2002, le solde de sa participation dans Thomson multimedia. On pouvait pourtant lire quelques mois plus tôt, dans le rapport sur l’année 2001, que « le groupe entendait garder sa participation » qu’il détenait depuis 1998. Mais la dureté du moment amollit les certitudes de la veille !

C’est aux Etats-Unis qu’Alcatel réalisa ses acquisitions majeures : DSC Communications Corporation (septembre 1998), Packet Engines (décembre 1998), Assured Access (mars 1999), Xylan (avril 1999), Internet Devices (juin 1999), Genesys (janvier 2000), Newbridge (février 2000). L’objectif de cette campagne apparaissait double : élargir la base commerciale (DSC) et acquérir de nouvelles technologies dans les routeurs haut débit (Packet Engines), les réseaux d’entreprises (Xylan), les réseaux privés virtuels IP (Internet Devices), les concentrateurs d’accès pour les réseaux IP (Assured Access), des logiciels d’intégration téléphonie-informatique (Genesys), les réseaux ATM (Newbridge Networks, société canadienne).

« Ainsi complété, Alcatel va revendiquer désormais une position de tout premier plan dans les trois domaines clefs des communications de demain :

les réseaux internet, l’optique et le commerce électronique » écrivait le président d’Alcatel dans son message qui accompagnait le rapport de l’année 1999 ; il ajoutait : « le recentrage d’Alcatel, en voie d’achèvement, fait du groupe un des leaders mondiaux de l’économie des télécoms ».

Stratégie donc gagnante, en apparence, mais la réalité va se révéler rapidement catastrophique. Ces acquisitions trop coûteuses ne remplirent pas leurs promesses. Alcatel intégra difficilement le savoir faire des starts up et ne réussit pas à fidéliser les « inventeurs » qui les avaient développées.

DSC, première acquisition d’importance, avait déjà été examinée en 1990, mais nous avions, à l’époque, renoncé à cet achat jugé trop coûteux. En 1998 la nouvelle direction en jugea différemment et accepta le prix fort. Pour payer l’acquisition de DSC, Alcatel émit 19,5 millions d’actions5 (soit 10% de son capital), créant ainsi un goodwill de 3,5 milliardsd’euros (3541 M€) soit sensiblement 95% du montant de la transaction. Ce goodwill fut, comme le permettaient à l’époque les règles françaises, immédiatement imputé à l’augmentation de capital. Seule inscription à l’actif du bilan d’Alcatel pour cette transaction de près de 4 milliards d’euros, 226 M€ pour « technologies acquises ». Le coût énorme de l’opération passa ainsi longtemps inaperçu pour les actionnaires qui sont, dans les faits, peu sensibles à la perte de valeur engendrée par cette augmentation de capital dont plus de 90% sont immédiatement effacés. Cette méthode fut utilisée à plusieurs reprises pour payer les acquisitions, du moins aussi longtemps que le montant des capitaux propres le permit.

Toutes ces acquisitions, faites au moment où la « bulle » gonflait, reposaient sur un prix qui excédait largement les données objectives du bilan de la société achetée. C’est ainsi que le goodwill lors de l’achat de Packet Engines (chiffre d’affaires 1998 : 20 M$) s’éleva à 233 M€, pour Assured Access (chiffre d’affaires 1998 : 0,6 M$) à 305 M€, pour Xylan (chiffre d’affaires 1998 : 350 M$) à 1262 M€, pour Internet Devices (chiffre d’affaires 1998 : 1,4 M$) à 147 M€. Dans chaque cas il représentait l’essentiel du prix total, 63% pour Xylan, de 80 à 90% pour les autres sociétés. Le lecteur relèvera que le prix consenti pour l’achat de ces sociétés représentait de 10 à 100 fois le chiffre d’affaires !

J’ai relaté dans mon premier livre le pas de clerc d’Alcatel dans la prise de contrôle de Xylan. Le 7 mars 1995, lors du dernier comité de direction que j’ai présidé, nous avions décidé d’acheter, pour 10 M$, 10,5% du capital de Xylan, à l’époque, toute jeune société fondée en 1993, mais qui avait déjà développé les premiers produits de commutation IP. Quatre ans plus tard, lors de l’achat de la société devenue majeure et valorisée 40 fois plus que lors de la transaction de 1995, le président d’Alcatel précisa pour souligner l’intérêt de l’acquisition qu’ « Alcatel avait pendant deux ans essayé d’acheter Xylan ». Il passa sous silence qu’en 1997, Alcatel avait vendu, sans doute pour réaliser une plus-value, la moitié des actions acquises en 1995, manifestant ainsi son peu d’intérêt pour cette société. Ce n’est pas le seul exemple d’un tel aller-retour dans l’approche de la technologie IP par Alcatel. Nous avions, en 1993, créé aux Etats-Unis avec Sprint, Alcatel Data Network, en apportant chacun nos activités de transmissions de données, dans le but de préparer la mutation de nos produits de commutation aux techniques IP : cette société fut fermée par la nouvelle direction en 1996.

L’acquisition en 2000 des deux sociétés Newbridge (chiffre d’affaires 1300 M$) et Genesys fut payée à un prix plus excessif encore (10,1 milliards d’€) par l’émission de 208 millions d’actions, soit une dilution de 20% du capital existant au prix de 50€ par action. Il devait en résulter mécaniquement une augmentation des fonds propres de 10,1 milliards d’€, avec l‘inscription à l’actif de 9 milliards d’€ de goodwill (7367 M€ pour Newbridge et 1688 M€ pour Genesys). Mais selon la méthode déjà utilisée pour DSC, le goodwill fut imputé aux capitaux propres et, puisqu’ils n’étaient plus suffisants, on les augmenta en réévaluant des acquisitions faites dix ans plus tôt, comme dit précédemment. Ainsi, dans les comptes français, la création de 208 millions d’actions ne s’est accompagnée que d’une augmentation des fonds propres consolidés d’un milliard d’€, soit seulement 5€, par action pour les actions nouvelles, contre 12,4€ pour les actions existantes. A nouveau, aucun actionnaire n’est venu contester cette méthode et faire observer, que dans les comptes retraités aux normes américaines, les fonds propres étaient de 26,1 milliards d’€ contre 14,4 seulement en normes françaises.

Mais le vent allait tourner brutalement. Fort de toutes ces acquisitions, mais probablement conscient de la fragilité du montage, le président d’Alcatel entreprit, fin 2000, de négocier avec la société américaine Lucent, héritière du géant et leader mondial que fut ATT, pour aboutir à une fusion des deux entreprises : projet à coup sûr audacieux qui ne manquait pas de panache. Lucent, assez semblable à Alcatel pour les compétences techniques, était très complémentaire sur le plan commercial, car principalement présente dans le marché nord américain alors qu’Alcatel l’était dans le reste du monde. Mais les deux groupes rencontraient les mêmes difficultés. Comment conserver, dans le monde IP, les positions dominantes qu’ils avaient acquises dans la téléphonie traditionnelle, face à des nouveaux venus comme Cisco, Oracle ou d’autres spécialistes des nouvelles techniques de commutation.

Les négociations entre Lucent et Alcatel furent activement menées,en recourant de part et d’autre aux conseils de banques spécialisées, mais finalement échouèrent brutalement le 29 mai 2001 à cause, selon le communiqué du groupe, du désaccord sur le partage du pouvoir au sein de l’ensemble fusionné. La répartition de l’influence et des postes de responsabilité est toujours un point critique dans ce type de rapprochement aussi la sagesse commande de s’accorder sur ce sujet avant d’aborder la négociation sur le fond. Alcatel réunit un conseil d’administration exceptionnel pour informer les administrateurs. Après deux longues heures d’explication sur les raisons de l’échec et alors que les administrateurs pensaient la réunion terminée, le président les surprit en leur déclarant qu’il annoncerait le lendemain au marché qu’Alcatel allait devoir, contrairement aux déclarations précédentes, procéder à des restructurations majeures et que l’exercice 2002 se solderait par plusieurs milliards d’euros de pertes. Les administrateurs restèrent ébahis par cette déclaration soudaine, tout autant par sa forme que par son contenu. Le président du comité financier du conseil apprit, comme les autres administrateurs, la nouvelle ce jour là, alors que le comité qu’il présidait était sensé surveiller les comptes du groupe. On peut se demander si l’annonce précipitée de ce plan de restructuration et de dépréciation d’actifs ne visait pas à prévenir une fuite incontrôlée dans la presse révélant ces faiblesses d’Alcatel probablement découvertes par les analyses financières conduites par le partenaire et ses conseils lors des « due diligences » menées pendant les négociations qui venaient d’échouer.

Cette annonce provoqua un choc majeur sur le marché : le titre décrocha d’autant plus que l’activité se ralentissait et que les opérateurs réduisaient leurs investissements. Les prévisions qu’Alcatel donna successivement au marché concernant l’année 2001 aggravèrent l’inquiétude : en avril 2001 les ventes de l’année étaient prévues en augmentation de 5 à 15% sur celles de 2000 ; en juillet, elles étaient annoncées proches de celles de 2000 et en octobre, en légère baisse. Même dérive pour les prévisions du résultat opérationnel : en avril, il devait croître plus rapidement que les ventes ; en juillet, être positif pour l’ensemble de l’année ; en octobre, être légèrement négatif. Quant au montant des provisions dont l’exercice serait chargé, il était estimé à 138 M€ en avril, à 3000 M€ en juillet, à 4700 M€ en octobre.

Le cours de l’action Alcatel qui s’était envolé en 1999 et 2000 lors du gonflement de la « bulle », passant de 20 € à 97 € en septembre 2000, avait ensuite décru jusqu’à 40 € au moment des négociations avec Lucent ; après l’annonce du 29 mai, il tomba en quelques mois à 10 €. L’année suivante, il flirta même quelques semaines avec les 4 €.Ces dépréciations soudainement annoncées en 2001 résultaient en grande partie de la nécessité de déprécier les goodwills créés lors de l’achat, deux ans au paravant, de sociétés surpayées et qui se révélaient décevantes. La note aurait pu d’ailleurs être alourdie d’une dizaine de milliards d’euros si le principal des goodwills n’avait pas été imputé dès l’acquisition au capital.

Les média ne manquaient pas de faire cette analyse. Valérie Segond écrivait le 14 juin 2001, dans La Tribune, sous le titre « Ces milliards partis en fumée » à propos d’Alcatel : « son président Serge Tchuruk a voulu s’abriter derrière l’effet d’annonce de l’échec de la fusion avec l’américain Lucent pour faire avaler la pilule à ses actionnaires : sur les 3 milliards d’€ de provisions, 1,1 (en réalité1272 M€), soit plus de 7 milliards de F, vont venir de la dépréciation accélérée d’entreprises payées cash entre la fin 1998 et le haut de la bulle technologique. A savoir, Paket Engines, Assured Access Technologies, Internet Devices et, surtout, le plus gros morceau, qui devait être fort profitable et s’avère toujours en pertes, Xylan. »

L’année suivante, Alcatel dut à nouveau lancer, en cours d’année, un plan de redressement supplémentaire. Sur ces deux seules années 2001 et 2002, le groupe dut afficher près de 10 milliards d’euros de pertes.

La soudaineté et la répétition de ces mauvaises nouvelles indisposèrent particulièrement les observateurs et les rendirent très suspicieux vis-à-vis d’Alcatel. Gaëlle Macké, sous le titre « Comment la valse-hésitation du PDG a déjoué toute prévision », écrivait ainsi dans Le Monde du 29 juin 2002, après avoir rappelé que tous les groupes de télécom voyaient leur titre s’effondrer. « Cependant, là où l’action Alcatel se distingue, c’est par sa volatilité aussi ample qu’incessante. Des yoyos violents qui reflètent le jugement des investisseurs sur les performances de la société, mais aussi sur l’inconstante rigueur et transparence de la communication du groupe et, au premier rang, de son président…. En 2001, alors que le ralentissement de la croissance se précisait et que le potentiel de la téléphonie de troisième génération (UMTS) se voyait remis en cause, Monsieur Tchuruk a été de nouveau pris en flagrant délit d’optimisme excessif. Dès février, Nortel, Ericsson, Motorola et Cisco multipliaient les avertissements sur leurs résultats, mais Alcatel maintenait sa prévision d’une croissance de 20 à 25% de son chiffre d’affaires annuel dans les télécoms avec un profit opérationnel en progression encore plus rapide. Du coup, le 29 mai 2001, le PDG a été de nouveau contraint de rabaisser brutalement ses ambitions, prévoyant un profit opérationnel en baisse. Sauf que, cette fois ci, les investisseurs ne l’avaient pas attendu pour faire dégringoler le titre. Et l’histoire vient de se répéter en 2002 : Monsieur Tchuruk s’entêtait encore à prévoir un profit opérationnel avant d’annoncer le 26 juin dernier qu’il se transformerait en perte, ce que les analystes avaient prédit depuis longtemps. »

Dans le même journal, le 29 juin 2002, Laurence Girard, sous le titre « Serge Tchuruk en panne de stratégie pour Alcatel » s’interroge : « Que restera-t-il d’Alcatel après la crise des télécommunications ? Restructurations, cessions, externalisations, le groupe présidé par Serge Tchuruk ne cesse de redessiner son périmètre. Après avoir annoncé près de 34500 suppressions d’emplois en 18 mois, le nouveau plan de 10000 départs, annoncé mercredi 26 juin, prend des allures de sauve-qui-peut….Après l’échec du projet de fusion transatlantique géante avec l’américain Lucent, l’ampleur du séisme apparaît au grand jour. Six ans après son arrivée à la tête du groupe, il est contraint d’annoncer pour 2001 une perte historique de 5 milliards d’€, et de nouveaux plans de restructuration. Désormais, Alcatel n’est plus en lice pour une place de leader mondial, mais lutte pour sa survie. Pour réduire ses coûts fixes, le groupe accélère sa politique de cession d’usines et de pans entiers d’activité. Les « bijoux de famille » comme les participations dans Thomson Multimédia ou Thales sont cédés en partie par l’entreprise afin d’améliorer sa trésorerie. Mais la marge de manœuvre se réduit. Après avoir déclaré imprudemment, en juin 2001, qu’il souhaitait faire d’Alcatel « une entreprise sans usines » en cédant la quasi-totalité de son patrimoine industriel d’ici fin 2002, Monsieur Tchuruk a dû revoir sa copie. Seules les meilleures usines ont été vendues et les repreneurs ne se bousculent plus au portillon.

Les équipes européennes sont désormais au cœur du cyclone. Des lignes de produits pourraient être purement et simplement arrêtées. Le cœur même du groupe est touché, obérant ses chances de rebond futur.

Dans ce contexte sombre, les critiques se font plus pressantes. Le manque de lisibilité de la stratégie est souligné. Les comparaisons avec des groupes qui, comme l’allemand Siemens, restent bénéficiaires, grâce au maintien de leur statut de conglomérat, sont dévastatrices. »

C’est en effet une conséquence inattendue de la stratégie du tout télécoms : l’expansion déraisonnée, dans l’euphorie de la bulle technologique, mit en péril, lorsque la situation se retourna, la survie du groupe, privé du contre poids des autres secteurs d’activité qu’il développait auparavant. Pour sauver la situation, Alcatel dut procéder à de nombreux licenciements, fermetures de sites et ventes d’activités. Les observateurs furent d’autant plus troublés que le président avait déclaré, l’année précédente, que son objectif pour Alcatel était un groupe industriel sans usines, modèle évidemment aux antipodes de ma conception de l’industrie.

La méthode généralement suivie souleva de nombreuses critiques. On vendait une usine, ou une activité, avec son personnel et le repreneur se voyait garantir une sous-traitance convenablement rémunérée et assurée pendant une période de un à deux ans. Au terme de ce délai, le repreneur, désormais seul en charge du personnel, se voyait souvent contraint, même s’il était de bonne foi au moment de l’acquisition, ce qui n’a pas été toujours le cas, de procéder aux licenciements qu’Alcatel lui avait, en quelque sorte, sous-traités. Alcatel pensait ainsi échapper aux difficultés et à l’opprobre liés à ces opérations.

Plusieurs secteurs d’activité furent abandonnés. Par exemple, l’important réseau de services après-vente qu’Alcatel s’était constitué au cours des années, en France et dans quelques autres pays, pour assurer la maintenance des installations téléphoniques chez les clients privés, fut cédé à plusieurs repreneurs. On abandonnait ainsi un réseau très efficace pour fidéliser la base installée et lui vendre les adaptations, extensions, renouvellements inhérents à la vie de ces installations techniques.

Le secteur des postes téléphoniques et autres terminaux filaires fut vendu à Thomson Multimédia en deux étapes. Dans un premier temps (janvier 2000), les deux groupes apportèrent leurs activités dans ce domaine à une société commune Atlinks possédée à parts égales mais sous la responsabilité de Thomson. Dans un deuxième temps, Alcatel se retira d’Atlinks. Deux ans plus tard, elle lui vendit son activité modems DSL de l’abonné, sans se rendre compte qu’elle s’amputait d’un savoir-faire indispensable pour être un fournisseur complet des transmissions ADSL ou xDSL, point fort d’Alcatel depuis le début des années 1990. Atlinks, dirigé par l’ancien responsable de l’activité chez Alcatel, développa ce secteur avec succès et put ainsi profiter de la généralisation des connections ADSL que les opérateurs télécoms promurent auprès de leurs clients.

Alcatel continua à développer et vendre efficacement ses produits capables d’assurer la transmission, sur la même ligne, de la voix, des données et de la télévision (« triple play ») coté réseau des opérateurs. La sophistication et l’enrichissement continus du système de diffusion et d’exploitation de ce contenu multi services, mit en évidence la nécessité de maîtriser l’offre à la fois côté réseau et chez l’abonné. Alcatel se rapprocha de Thomson pour utiliser la compétence DSL qu’elle lui avait cédée. Cette tentative échoua. Alcatel dut se retourner vers une société américaine 2wire dont elle acheta, en décembre 2005, 25% du capital pour environ 120 M$. «Cette acquisition permettra d’élargir et d’étendre la solution triple play intégrée d’Alcatel » déclara la société dans un communiqué. Elle aurait pu ajouter «et permettra de corriger l’erreur d’un désinvestissement hâtif ». Le moins cocasse dans cet imbroglio ne fut pas que le directeur qui supervisait cette activité chez Alcatel et qui était favorable à la vente à Thomson, n’hésita pas, quelques années plus tard à se faire embaucher par Thomson pour diriger le secteur qui comprenait Atlinks : bel exemple de conviction et de continuité professionnelles.

L’abandon de la fabrication des composants optoélectroniques marqua aussi un repli stratégique significatif d’Alcatel. La méthode suivie dans ce cas illustre, en outre, parfaitement la prééminence donnée, dans la gestion d’Alcatel, aux critères financiers court terme au détriment de la vision industrielle.

De quoi s’agit-il ? Alcatel s’était intéressée dès les années 1970 aux transmissions sur fibres optiques. Deux composants sont nécessaires : les fibres et les lasers. J’ai exposé6 comment, sous mon impulsion, les Câbles de Lyon avaient mis au point la fabrication industrielle des fibres et la part de marché prééminente conquise dans les transmissions optiques terrestres et plus encore sous marines (de 30 à 40% du marché mondial), dans les années 1980 et 1990.

Pour réussir cette conquête, Alcatel devait maîtriser les composants lasers. Il s’agit de composants de très haute technologie, spécifiques aux télécoms, pour lesquels, du moins je l’estimais, Alcatel ne pouvait dépendre de fournisseurs extérieurs, surtout quand il s’agissait de concurrents. C’est pour cela qu’après la mise au point du processus au Laboratoire de Marcoussis, nous avions décidé la construction d’une usine nouvelle à Nozay, dans la région parisienne, entièrement consacrée à la fabrication des lasers et destinée à servir tous les marchés dans le monde. Ces composants, dits optoélectroniques, assurent la conversion du signal électrique en signal optique porté par la lumière qu’ils émettent et modulent. Cette lumière modulée est injectée dans la fibre optique. D’autres composants assurent la conversion inverse à l’extrémité de la fibre. Bien d’autres composants furent aussi mis au point, par exemple pour assurer la transmission simultanée de plusieurs rayons lumineux (de longueur d’onde, donc de couleur, légèrement différente) sur la même fibre, technique qui accroît considérablement la capacité de transport des câbles.

La position éminente acquise par Alcatel dans ces techniques lui permit, en particulier, de profiter pleinement du boom des transmissions sous marines que connurent les années 1997-2000. Tout le résultat du groupe provenait alors de ces seules activités.

L’usine de Nozay, mise en service en 1994, remplissait pleinement son objectif et Alcatel devint un des quelques fabricants mondiaux de composants optoélectroniques. Le groupe ne manquait pas de communiquer sur ces succès. Dans une lettre aux actionnaires le président du groupe écrivait en 2000 :« Notre activité de composants optiques est en plein essor…Alcatel est un grand de ce secteur et souhaite mettre au mieux en valeur son savoir-faire et la qualité de ses réalisations en la matière ».

C’est alors que les financiers du groupe pensèrent judicieux, pour profiter de cette notoriété, de réaliser un coup qui tourna rapidement au désastre. Ils imaginèrent d’émettre un nouveau type d’actions d’Alcatel, dites Alcatel O, reflétant l’activité de la division optronique et bénéficiant prioritairement des résultats de cette division. Le président du groupe se chargea de motiver les actionnaires en faveur de cette opération originale. Dans une lettre spéciale qui leur était destinée, il écrivait en août 2000 : « Vous êtes invités à permettre une première en Europe : la mise en valeur d’une activité clé et prometteuse d’Alcatel, les composants optoélectroniques, qui devrait se faire par le biais de l’émission d’une nouvelle classe d’actions, les actions Alcatel de catégorie O ou actions reflets Alcatel Optronics….Je vous invite à soutenir votre Groupe dans cette initiative stratégique et innovante. »

La division optronics, même individualisée, souffrait pourtant d’un double

handicap pour être exposée aux aleas du marché financier. Son activité représentait à peine 1% de celle du groupe mais surtout elle dépendait directement d’Alcatel qui lui assurait son « chiffre d’affaires » dans la proportion de 80%. Il s’agissait donc d’une petite activité, portant sur des produits de haute technologie, certes prometteurs, mais dont les débouchés et les prix de cession dépendaient du bon vouloir d’Alcatel. Son activité et sa rentabilité étaient donc difficilement séparables d’Alcatel.

Mais le marché ignora ces causes de fragilité et parut se laisser séduire par ce mirage. « Notre action reflet Optronics permet de mettre en lumière la valeur intrinsèque de notre activité de composants optiques » annonçait triomphalement Jean-Pierre Halbron, le directeur général d’Alcatel, lors de la mise en bourse des actions Alcatel O le 20 octobre 2000. Ces actions furent émises à 85€ avec une prime de 7% sur les actions Alcatel ordinaires, dites Alcatel A. Alcatel leva ainsi 1,4 milliards d’€ de capital.

Alcatel Optronics commença en fanfare. En mai 2001, dans une lettre aux actionnaires, Alcatel publiait un bilan de victoire : au 1er trimestre, 156M€ de chiffre d’affaires, en augmentation de 105% par rapport au 1er trimestre 2000 ; le résultat opérationnel s’élevait à 30 M€ soit une marge opérationnelle de 19,5% ; le résultat net à 18,4 M€ était à comparer à 10,3 en 2000.

Malheureusement toutes les perspectives glorieuses de ce marché, établies dans l’euphorie de la « bulle », mais dans l’ignorance du caractère profondément cyclique du marché des transmissions surtout sous marines, s’effondrèrent. Le marché fut divisé par quinze en trois ans.

La situation de la division optronics fut encore aggravée par la déconfiture des acquisitions réalisées en 2001 comme celle de Kymata. Pour les deux années 2001 et 2002, la perte s’éleva à 563 M€ pour un chiffre d’affaires de 554 M€. L’action Alcatel O s’effondra : introduite à 85 € en octobre 2000, elle descendit jusqu’à moins de 4 € l’année suivante. Pour mettre un terme à ce désastre, Alcatel décida de retirer du marché Alcatel optronics et proposa, en février 2003, d’échanger une action O contre une action Alcatel ordinaire.

Cette opération se révéla très pénalisante pour les investisseurs qui, séduits par le discours du directeur général d’Alcatel, achetèrent ces actions reflet en octobre 2000 : ils perdirent 92% de leur investissement en guère plus de deux ans. Mais elle fut financièrement habile pour Alcatel qui vendit les actions à 85 € et les racheta à 7€.

Cette acrobatie financière discrédita malheureusement l’activité optronics qui restait pourtant stratégique pour les activités de transmissions optiques. Alcatel chercha dès lors à se séparer de cette activité. Ce fut chose faite le 31 juillet 2003. Alcatel apporta à Avanex, start-up californienne, ses activités composants optiques et reçut en rémunération 28% du capital de l’ensemble après avoir versé au repreneur 110 M$ comme contribution aux restructurations à venir.

Dans le rapport annuel d’activité, on pouvait lire qu’Alcatel a ramené sa participation dans Avanex sous le seuil de 20% le 20 décembre 2004. « Du fait de ce dégagement partiel et de l’absence de poste d’administrateur attribué à Alcatel, il a été considéré que le groupe n’avait plus d’influence notable et qu’en conséquence la valeur résiduelle des titres était désormais à comptabiliser en titres non consolidés et non plus en titres mis en équivalence. »

Et pourtant cette triste aventure ne s’arrêta pas là. En 2005, Avanex traversa de grosses difficultés et Alcatel dut apporter une aide à la filiale française qui restait un fournisseur clef. On apprit à cette occasion qu’Alcatel était restée propriétaire de l’usine de Nozay dont les effectifs, devenus salariés d’Avanex, étaient passés de 1200 employés en 2002 à seulement un peu plus de 100 en 2005 car entre temps la fabrication des composants avait été transférée en Thaïlande.

Nouvel exemple du savoir faire d’un groupe industriel « sans usines » pour reporter ses problèmes sociaux sur les acquéreurs de ses activités et perdre sa technologie !

C’est également en juillet 2004 qu’Alcatel finalisa son retrait de l’activité fibre optique cédée au groupe hollandais Draka. La société réceptrice, Draka Comteq BV était détenue à 50,1% par Draka et 49,9 par Alcatel. Pour lever toute ambiguïté sur la signification de l’engagement résiduel d’Alcatel dans ce domaine, le rapport annuel 2004 précisa : « l’activité fibre optique d’Alcatel est traitée en activité cédée à compter du 1/1/2004 dans les comptes de l’exercice ». En 2007 Alcatel devait céder au groupe hollandais la totalité des actions.

Ainsi fut soldée la position bâtie de longue date par le groupe dans l’industrie des transmissions optiques, fibres et lasers. La réalisation de l’objectif, groupe industriel sans usines, progressait !

Alcatel n’en continua pas moins à s’afficher comme un leader de l’optique et de l’ADSL comme le président du groupe l’écrivit dans son message en tête du rapport annuel 2004. « C’est ainsi que nous avons atteint une position de leader mondial dans l’accès large bande et dans les réseaux optiques, deux technologies essentielles. » Plus loin dans le même rapport on peut lire : « Alcatel a conforté sa position de leader mondial dans le domaine des réseaux de transmission optique avec 16% de parts de marché. » Ou encore : « Leader mondial dans l’accès ADSL comme dans la FTTU (la fibre optique jusqu’à l’utilisateur), Alcatel a continué d’enrichir et d’améliorer son offre pour répondre aux nouveaux besoins ».

Alcatel choisit aussi d’abandonner le domaine des téléphones mobiles. J’ai dit, dans mon premier livre, pourquoi j’avais décidé de lancer le développement et la fabrication, sur grande échelle, des téléphones mobiles dans les années 1993-1994. Le responsable de cette activité sut, malgré la rude concurrence des Nokia ou Motorola, créer et diffuser une gamme de produits compétitifs. Il obtint des résultats significatifs : vingt millions d’appareils furent produits et vendus en 2000, le chiffre d’affaires atteignit cette année là deux milliards d’euros et l’activité dégagea un léger bénéfice. La nouvelle direction se flattait de ce développement dans le rapport de l’année 1998. « Le groupe est aujourd’hui le quatrième fournisseur mondial de téléphones mobiles GSM, avec une part de marché de plus de 10% et de plus de 7 millions de portables vendus en 1998. Il occupe actuellement une position de numéro un dans plusieurs pays européens comme la France, l’Espagne et le Portugal. Ce résultat est dû à plusieurs facteurs. Alcatel a consacré d’importants investissements de RetD à ses terminaux mobiles et a fortement accru sa production dans les sites d’Illkirch et de Laval en France. Le groupe a, par ailleurs, développé une gamme de terminaux d’une qualité et d’une fiabilité reconnues. »

Ecrit en 1999, ce texte ne reflétait pourtant déjà plus la réalité de la politique du groupe à l’égard des téléphones mobiles. La concurrence était rude de la part des fabricants asiatiques et il fallait avoir la volonté chevillée au corps pour, comme Nokia ou Motorola, plier et ne pas rompre. Rapidement, Alcatel s’engagea dans la voie de l’abandon. Le premier signe fut donné par l’hésitation d’Alcatel à développer seule les appareils de la génération suivante, aux normes UMTS. Elle chercha une alliance avec un groupe japonais, mais, après plusieurs approches infructueuses, Alcatel, restée seule, renonça à engager les dépenses de développement nécessaires pour assurer la pérennité de l’activité.

Au moment de la crise de confiance qui accompagna l’éclatement de la bulle internet, l’activité devint lourdement déficitaire, comme celle de tous ses concurrents ; énergiquement restructurée, elle redevint bénéficiaire en 2002, mais le sort de cette activité était scellé. La deuxième étape du désengagement fut la cession en 2002 de l’usine de Laval qui fabriquait l’essentiel des terminaux Alcatel et dont c’était la seule fabrication. Flextronics, une société de Singapour, qui reprit l’usine reçut la garantie que les portables continueraient à y être fabriqués. En avril 2004, Alcatel s’allia à une société chinoise TCL et lui abandonna le contrôle de la filiale commune, Tamp, à qui les deux groupes transférèrent leurs activités de téléphones mobiles. Lors de l’annonce de la création de cette joint venture, le directeur général d’Alcatel avait placé haut la barre. « La nouvelle entité devrait devenir l’un des cinq premiers industriels du téléphone mobile dans les prochaines années».Il n’en fut rien. TCL retira rapidement la fabrication des terminaux à l’usine de Laval et Flextronics décida de fermer l’usine en 2005. Tamp transféra la recherche et le développement de France en Chine. En mars 2005, Alcatel se retira de Tamp, soit un an après la création de la filiale commune avec TCL, en lui abandonnant tout le savoir-faire en matière de téléphones mobiles et lui concéda même l’usage de la marque.

Cette fois, il s’agissait d’une capitulation en rase campagne !

Ce traitement de cheval permit à Alcatel de survivre à la crise de la bulle technologique, mais au prix de mutations si profondes que seul l’avenir dira si la société qui subsistait en 2006, avec un domaine de compétence réduit, pourrait durablement se rétablir. La concentration de son activité sur les télécoms avait accentué les effets du retournement du marché. Dans les années 1994-1996, Alcatel employait environ 80000 personnes dans le secteur des télécoms sur un total de 200000 et réalisait un chiffre d’affaires de 10,5 milliards d’€ dans ce domaine (25 milliards d’€ au total). L’emballement du marché et les acquisitions ont porté le chiffre d’affaires à un maximum de 26,2 milliards d’€ avec un effectif de 113000 employés en 2000, pour retomber, en 2004, à 12,3 milliards d’€ de chiffre d’affaires et 56000 salariés, soit des chiffres voisins de ceux du secteur télécoms en 1995.

En dix ans, le groupe dans son ensemble avait vu son activité divisée par plus de deux.

Au moment de la campagne pour les élections présidentielles de 2007, Le Figaro publia « Le grand audit de la France ». Dans les pages économiques, cinq tableaux illustraient malheureusement le déclin d’Alcatel Alsthom sur la période 1995-2007. Le groupe figurait, au début de la période, parmi les onze français du top 100 mondial, parmi les dix premiers employeurs français, ou les dix premières capitalisations boursières des groupes français ; il avait disparu du palmarès en fin de période, pour chacun de ces critères.

On imagine facilement toutes les difficultés que de tels changements ont créées sur le plan social, tous les traumatismes que le personnel a dû subir. Les résultats obtenus et le bilan de ces dix ans de nouvelle gestion, justifiaient-ils, au moins, autant de crises et de bouleversements? C’est ce qu’il faut encore analyser.

5 Il s’agit des actions anciennes, avant la division par 5 du nominal. Elles cotaient environ 200€ lors de l’annonce de l’acquisition de DSC.

6 L’envol saboté d’Alcatel Alsthom, chapitre 8



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