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Chapitre I - La fabrication d’une affaire

Hoc volo, sic jubeo, sic pro ratione voluntas
Je le veux, je l’ordonne, ma volonté tient lieu de raison.
Juvénal (Satires VI)

L’affaire commença par un incident certes regrettable mais pas inhabituel dans la vie des entreprises. Au printemps 1993, une des filiales françaises du groupe Alcatel Alsthom, Alcatel CIT, fut alertée par la Police judiciaire sur le train de vie anormal d’un cadre important du site de Villarceaux dans la région parisienne. Il s’agissait de Monsieur José Corral, directeur financier de l’usine ainsi que de la division qui fabriquait et vendait les produits transmission de cette filiale. Une enquête rapide révéla en effet des malversations commises par ce cadre et son complice, Monsieur Antonio Léal, chef des services d’entretien. Les deux comparses s’arrangeaient pour surfacturer les travaux d’entretien de l’usine, les faire exécuter systématiquement par des sociétés complices et percevoir des soultes occultes ; ils avaient, directement ou par le truchement de membres de leur famille, pris d’ailleurs des intérêts personnels dans certaines de ces entreprises. Ces dérèglements duraient depuis plusieurs années et Alcatel CIT évalua le préjudice à quelques dizaines de millions de francs.

Dès que les faits furent établis, Alcatel CIT licencia les deux fautifs. Elle se constitua partie civile dans la procédure judiciaire ouverte à l’initiative du Parquet. Quelques semaines plus tard, nous fûmes approchés par l’avocat de José Corral qui nous tint des propos qui ressemblaient fort à un chantage. Selon lui, son client détiendrait un dossier explosif contre Alcatel CIT qu’il envisageait de remettre au juge d’instruction si la société ne retirait pas sa plainte. Par principe, et de surcroît ayant la conscience parfaitement sereine, nous refusâmes sans hésiter de retirer la plainte.

Quelques semaines plus tard, nous découvrîmes à notre surprise de quoi il s’agissait. C’était le début de l’affaire des prétendues surfacturations.

Pour comprendre la nature des griefs, ou prétendus tels, que l’instruction développa, un bref retour sur les pratiques de l’administration en matière d’achat d’équipements parait nécessaire. Traditionnellement, l’administration des PTT, la Direction des télécommunications, puis France Telecom jusqu’à ce qu’elle devienne établissement public industriel et commercial le 1er janvier 1991, était soumise au code des marchés publics et plus spécifiquement au « cahier des clauses administratives générales des marchés industriels (CCAGMI) ». Ces textes prévoient, à l’article 223 du code des marchés publics qui reprend l’article 54 de la loi de finances 63-156, une procédure spécifique de « contrôle de prix de revient » lorsque le marché ne peut être exécuté, pour des raisons techniques, que par une entreprise, L’administration achetait les produits de gré à gré dans le cadre d’une convention pluriannuelle négociée avec le fournisseur ; ce document prévoyait entre autres dispositions, les prix qui résultaient de la discussion commerciale, l’analyse des prix de revient étant un des éléments à la disposition des négociateurs.

L’administration avait peu de fournisseurs français, trois pour les produits de transmission et deux pour ceux de la commutation. La haute technicité de cette industrie qui requiert des études de développement très coûteuses, explique cette concentration. Le « contrôle des prix de revient », était pratiqué à tour de rôle chez les fournisseurs par le service spécialisé de l’administration tous les cinq ou six ans pour chacun. La méthode de contrôle des agents de l’administration était définie par les textes et, en pratique, également par la routine. Schématiquement l’évaluation du prix de revient se faisait en deux temps : pendant une période donnée, on relevait les quantités de matières consommées ainsi que le nombre d’heures de travail nécessaire à la fabrication pour établir un coût direct de fabrication ; dans un deuxième temps on analysait les « éléments généraux de coûts (EGC) », c'est-à-dire les frais d’études, commerciaux, généraux ou autres, qui ne sont pas directement proportionnels à l’activité mais demeurent indispensables pour la vie de l’entreprise. Ajoutés aux coûts directs, ces EGC permettaient de définir un prix de revient complet. La négociation commerciale déterminait un prix d’achat par l’administration d’où, par différence, une estimation de la marge bénéficiaire.

Ce régime de contrôle des prix fut d’ailleurs, quelques années plus tard, déclaré illégal par le Conseil d’Etat qui avait été saisi par les industriels de l’armement. La Haute Instance administrative jugea en particulier que l’administration ne pouvait imposer aux entreprises une définition limitative des frais généraux. Cette illégalité déclarée postérieurement aux faits reprochés à Alcatel, ne pouvait interrompre l’instruction ouverte, mais selon un éminent professeur de droit public, la nullité de la procédure engagée pourrait avec grande chance de succès être invoquée à l’ouverture du procès, car l’illégalité dénoncée par le Conseil d’Etat s’étendrait ipso facto au texte antérieur qui accordait les mêmes prérogatives à l’administration et sur lequel le juge se fondait pour alléguer des surfacturations.

De surcroît France Telecom perdit ce régime administratif pour ses achats le 1er janvier 1991. Par lettre du 15 janvier 1991, le Président de France Telecom en informait Alcatel CIT en ces termes : « France Telecom est devenue depuis le 1er janvier 1991 un exploitant autonome de droit public…Ce changement de statut entraîne une modification des relations avec ses fournisseurs. Celles-ci sont désormais régies par le droit commun, avec pour conséquence l’adaptation des contrats au droit privé ». Le nouveau régime fit l’objet d’une convention entre France Telecom et ses fournisseurs : cet accord donnait à France Telecom accès à la comptabilité analytique du fournisseur et lui reconnaissait le droit de l’analyser.

L’instruction du juge Jean-Marie d’Huy se concentra sur les contrôles que fit France Telecom à Alcatel CIT, en 1988-1989 pour la transmission et en 1991-1992 pour la commutation, donc sur la base de régimes juridiques très différents. L’instruction s’ingénia à ne pas voir la différence et, sourde aux dénégations des mis en examen, fonda ses griefs sur une analyse erronée du cadre juridique : le non lieu qui interviendra 12 ans plus tard le confirmera.

Le dossier « explosif » que José Corral remit au juge, reprenait les documents qu’il avait préparés pour le contrôle de prix des produits transmission auquel procéda France Telecom en 1988 et 1989. Monsieur Corral avait établi, pour être présentés aux contrôleurs de l’administration, des documents qui majoraient les quantités consommées pour la fabrication, mais de fait minoraient les frais généraux ajoutés pour obtenir les prix de revient complets. L’activité décroissait alors, et l’administration acceptait de prendre en compte les coûts exceptionnels qui en résultaient pour l’entreprise. Au total il semblerait que les prix de revient présentés n’étaient pas supérieurs, voire inférieurs, à ceux qui auraient résulté d’une application stricte des règles imposées par l’administration.

Monsieur Corral prétendit qu’il avait appliqué les instructions de sa hiérarchie. Celle-ci affirma au contraire que ce fut de sa propre initiative et qu’il avait agi ainsi, sans doute, pour se ménager un moyen de pression sur son employeur si ses malversations étaient découvertes. On se demande bien quels avantages pouvait espérer la hiérarchie de José Corral, dans sa négociation de prix avec l’administration, en mettant sur la table des documents falsifiés qui aboutissaient à des prix de revient minorés ! En revanche la tentative de chantage eut bien lieu et nous apprîmes qu’une copie du dossier avait été remise par Monsieur Corral à un inspecteur des Renseignements généraux de ses amis. A quelle date, dans quelles fins ? L’instruction ne s’intéressa pas à ces questions qui viennent pourtant naturellement à l’esprit.

Il semble d’ailleurs que les relations entre José Corral et le juge d’instruction devinrent, dès cette époque, très subtiles, pour ne pas dire ambiguës. Monsieur Corral, par ses déclarations mensongères, alla dans le sens qui convenait au juge. L’on verra comment le « hasard » fit qu’il en sera « presque » récompensé par un non lieu surprenant du juge en 1999 !

José Corral déclara au juge que c’était une habitude répandue chez Alcatel CIT de faire faire aux frais de l’entreprise des travaux au domicile des dirigeants. Antonio Léal fut incité à faire les mêmes déclarations. Mais ce dernier déclara à l’audience qu’en réalité il n’en savait rien, mais « qu’on lui avait demandé » de faire de telles déclarations et qu’il le regrettait. Mon nom ainsi que celui de Pierre Guichet, président directeur général d’Alcatel CIT, furent cités.

C’est sur la base de ces déclarations que le juge entreprit de vérifier tous les règlements des travaux que j’avais fait faire pendant les vingt années précédentes dans mes appartements successifs ainsi que dans ma résidence secondaire. Des experts furent désignés. Toutes les entreprises qui étaient intervenues furent vérifiées, mes revenus et mes comptes passés au crible. Je suis encore étonné d’avoir pu retrouver et remettre à la police les pièces justificatives du règlement des travaux, certaines vieilles de vingt ans.

Je fus convoqué par la police judiciaire de Versailles le 4 juillet 1994 à 9h30 et passai la journée en garde à vue. Mon appartement, mon bureau à Alcatel et celui d’Alcatel Alsthom firent l’objet, en ma présence, de perquisitions attentives ; aucun des documents analysés ne confortait les soupçons de l’instruction et aucune pièce ne fut saisie. Vers la fin de l’après-midi je fus ramené à Versailles et les interrogatoires se poursuivirent. L’ambiance, plus détendue que le matin, devint presque amicale à mesure que le temps passait et que le juge envoyait par fax de nouvelles questions à me poser. Il s’agissait chaque fois d’une nouvelle précision sur le règlement des travaux pour confirmer que j’avais bien réglé de mes propres deniers les travaux personnels et que ceux relatifs aux travaux de sécurité demandés par le Ministre de l’Intérieur, l’avaient été par le groupe. Chaque fois l’interrogatoire reprenait avec le formalisme que la procédure requiert, le procès-verbal tapé, signé puis envoyé par fax à Evry. Alors entracte, sandwich, bière le cas échéant, puis nouvel interrogatoire à l’arrivée du fax suivant. Vers dix heures du soir, le commissaire finit par laisser paraître son exaspération devant les manoeuvres du juge d’instruction. Face à ses collaborateurs qui m’avaient questionné toute la journée, il déclara à haute voix : « le juge fait traîner les choses pour nous obliger à vous garder cette nuit, ce que je ne ferai pas ».

De fait vers onze heures du soir, il fut décidé d’aller me présenter au juge d’instruction à Evry. Pour déjouer la traque des journalistes, les policiers, apparemment très rodés à cet exercice, déclenchèrent la sortie de plusieurs voitures sirènes hurlantes par la porte principale pendant que je partais, silencieusement, escorté de deux policiers par une autre porte en direction d’Evry. Dès mon arrivée, le juge me notifia, après quelques minutes d’interrogatoire, ma mise en examen pour abus et recel de biens sociaux.

Le juge m’accusait de ne pas avoir payé personnellement des travaux faits dans mon appartement bien que toutes les preuves des règlements aient été fournies. Il se fondait donc uniquement sur les accusations de José Corral et Antonio Léal, ne disposait d’aucune preuve à l’appui de ses accusations et n’attachait aucun crédit aux réponses et aux preuves fournies. Selon la méthode que je dus subir régulièrement par la suite, mes dépositions filtraient dans la presse mais toujours partiellement et de façon orientée. Dès après ma mise en examen, je fis une conférence de presse. Mon message était simple : j’ai payé de mes fonds propres tous les travaux personnels faits à mon domicile et le groupe a payé les équipements de sécurité dont le Ministre de l’Intérieur avait demandé l’installation pour assurer la protection des personnes qu’il estimait menacées au domicile tout autant qu’au bureau et lors des déplacements. Michel Rocard et Jean-Pierre Chevènement, respectivement Premier Ministre et Ministre de la Défense au moment des faits, devaient d’ailleurs, quelques années plus tard, le confirmer par écrit à l’intention de la Cour d’appel.

Cela n’empêcha pas une campagne très malveillante de certains médias qui s’acharnèrent à dénoncer les travaux de luxe que le PDG ferait payer par l’entreprise pour son confort personnel, caricaturalement sa salle de bains en marbre avec des robinets en or et son hôtel particulier de Neuilly. La campagne apparemment porta : quelques années plus tard, alors que j’attendais à New York le départ de l’avion Air France pour Paris, un voyageur m’aborda et me dit qu’il était en train d’acheter mon ancien hôtel particulier de Neuilly. Il parut très déçu lorsque je lui dis que je n’avais jamais eu d’hôtel particulier à Neuilly ou ailleurs !

Blandine Hennion, dans Libération, se distingua particulièrement par son acharnement ainsi que par son empressement à relayer tout ce que lançait la « source proche du dossier ». Elle alla même un jour jusqu’à publier un article sous le titre « Pierre Suard a-t-il pris des libertés avec son contrôle judiciaire ? ». L’objet de son ire était ma présence à une réunion électorale parmi deux ou trois cents participants parmi lesquels elle avait noté un des mis en examen que mon contrôle judiciaire m’interdisait de rencontrer et que je n’avais pas vu dans la foule. Trouvant étrange l’attitude que la journaliste manifestait à cette occasion, j’écrivis à Serge July, directeur du journal, pour lui demander s’il faisait sienne cette attitude qui rappelait fâcheusement l’époque où « les bons Français » étaient incités à dénoncer aux autorités leurs voisins qui ne porteraient pas l’étoile jaune. « Cela vous parait-il conforme à l’éthique d’un journaliste professionnel ? J’aimerais connaître votre point de vue personnel. » lui demandai-je. J’eus de la peine à obtenir une réponse : celle que je reçus finalement traduisait un embarras certain !1

Des experts furent désignés pour analyser les travaux personnels et leurs règlements ; la comptabilité de toutes les entreprises, une vingtaine, qui étaient intervenues fut vérifiée. Le patron de l’une d’elles me rapporta que les policiers constatant qu’il avait dégagé un bénéfice sur ce chantier, lui dirent que c’était heureux pour lui car il allait échapper à des investigations plus approfondies. Une seule entreprise échappa à ces enquêtes : j’appris plus tard qu’elle avait fait des travaux « au noir » pour un magistrat du Tribunal d’Evry : simple coïncidence !

Au début du mois d’août, la presse alimentée à nouveau par la même source, relance la pression : « un rapport d’expert met à mal la thèse du PDG » écrit-elle. Le rapport que je reçus dans les jours suivants, confirmait pourtant mes déclarations en concluant : « en ce qui concerne les travaux de sécurité, l’enquête a révélé qu’ils avaient été supportés par le groupe Alcatel Alsthom ; elle n’a pas relevé d’autres anomalies concernant la construction du dit immeuble ».

Un autre jour la presse signale que le juge a levé « un nouveau lièvre » : j’aurais encaissé dans un paradis fiscal la plus value provenant de l’exercice de mes stock-options ! La vérité est juste l’opposé. Il s’agissait de l’application du plan de stock option dont bénéficiaient 80 dirigeants d’Alcatel de différentes nationalités. Alcatel était une société fermée et ses actionnaires, également de nationalités différentes, voulaient pouvoir racheter, en proportion du capital qu’ils détenaient, les actions créées par l’exercice des options. Pour minimiser les problèmes que posait l’exécution du plan, les juristes avaient recommandé la création d’une société, localisée aux Bermudes, qui achetait les actions aux bénéficiaires qui recevaient ainsi un règlement originaire des Bermudes. Pour ce qui me concerne je l’avais enregistré sur mon compte chèque à Paris où il apparaissait très clairement. Le juge n’avait eu aucun mérite à lever ce lièvre qui, d’ailleurs, n’en était pas un car j’avais naturellement déclaré dans mes revenus cette plus value. Aucun démenti ne fut naturellement publié !

Parallèlement, l’instruction se poursuivait sur les surfacturations dans le domaine de la transmission et la presse régulièrement informée par « une source proche du dossier » entretenait sa campagne systématique de dénigrement d’Alcatel CIT et de ses dirigeants.

Au mois d’octobre rebondissement spectaculaire. Denis Gazeau, ancien cadre comptable qui venait d’être licencié par Alcatel CIT, déclara spontanément à la police de Versailles, puis au juge d’instruction d’Evry, que les surfacturations au préjudice de France Telecom étaient également systématiques dans le domaine de la commutation et de bien plus grande ampleur. Il en chiffra même le montant à plusieurs milliards de francs en trois ans. Les dénégations catégoriques de l’entreprise et de ses dirigeants n’y firent rien. Pierre Guichet, le président d’Alcatel CIT, fut même incarcéré, heureusement libéré par la Chambre de l’instruction onze jours plus tard. La presse devint hystérique. « Le groupe Alcatel Alsthom plongé dans une nouvelle tourmente », titre des Echos le 23 novembre, ou encore Blandine Hennion , le 30 novembre, dans Libération « Comment Alcatel CIT maquillait ses factures : le rapport qui démontre le mécanisme des surfacturations à France Telecom ».

Les déclarations hallucinantes de Denis Gazeau portaient un tel préjudice à Alcatel CIT que nous ne manquâmes pas de faire le rapprochement avec une dénonciation signée que nous venions de recevoir de Londres. Cette lettre nous alertait sur des actions d’espionnage industriel et de déstabilisation commerciale dont nous serions victimes de la part d’un concurrent dont le nom était cité. Nous décidâmes de prendre au sérieux cette information et fîmes procéder à des investigations minimum pour en vérifier le bien-fondé en particulier pour nous assurer que Denis Gazeau ne serait pas, éventuellement à son insu, instrumentalisé par ce concurrent. Ces recherches furent découvertes et, mal interprétées, fournirent la matière à « l’affaire dans l’affaire ».

Je fus convoqué par le juge le 16 décembre pour être interrogé, je le pensais du moins, sur les faits qui m’avaient valu une mise en examen au mois de juillet précédent, c'est-à-dire le règlement des travaux faits à mon domicile. Ce jour là je fus questionné principalement sur les prétendues surfacturations à France Telecom. La presse avait annoncé cette convocation et prédit une nouvelle mise en examen. Ce ne fut pas le cas, mais toujours bien informée, elle ajouta : « Pierre Suard a sauvé la situation mais ce pourrait bien n’être qu’un sursis ».

Je fus de nouveau convoqué par le juge les 10 et 14 mars 1995. Le 10 mars le seul sujet de l’interrogatoire fut la surveillance de Denis Gazeau. Mais le juge enquêtant sur des faits dont il n’était pas saisi, dut en fin d’après-midi demander un réquisitoire supplétif au Procureur qui le lui refusa. Après une petite demi heure de suspension, il reprit l’interrogatoire quelques minutes et, sans la moindre gêne, le temps de sortir de son tiroir un texte préparé à l’avance, il me notifia une nouvelle mise en examen, assortie d’un contrôle judiciaire draconien, pour escroquerie et recel au détriment de France Telecom, faits sur lesquels il ne m’avait aucunement interrogé.

Ce jour là il m’interdit de travailler pour Alcatel Alsthom sur le fondement de son appréciation souveraine, officiellement pour les « surfacturations » au détriment de France Telecom, en fait pour l’enquête sur Denis Gazeau, dont il n’était pas saisi, qui me vaudra ultérieurement une mise en examen pour subornation de témoin. Quel que soit le motif réel retenu, le lecteur verra que la décision du juge qui a justifié, ce jour là, l’interdiction de travailler qu’il m’imposa, sera, une dizaine d’années plus tard, annulée par le non lieu et la relaxe dont j’ai bénéficié. Mais le mal était fait et une sanction majeure et irréversible m’était imposée avant tout jugement. J’ai dû quitter Alcatel Alsthom que le Conseil d’administration remit entre des mains inexpérimentées. Ma vie professionnelle s’arrêta ce jour là, comme celle de la plupart de mes collaborateurs directs dans les mois suivants, et cent mille emplois allaient disparaître en dix ans.

Ainsi en mars 1995, l’instruction ouverte deux ans plus tôt à propos des malversations de José Corral, comportait pour moi trois volets que je vais examiner successivement : les travaux dans ce chapitre, puis les « surfacturations » au chapitre 2 et la surveillance de Denis Gazeau au chapitre 3.

Les travaux furent l’objet d’une disjonction et d’un renvoi partiel devant le Tribunal correctionnel d’Evry en mars 1997. Dans son ordonnance, le juge présenta les faits de manière très tendancieuse en amalgamant dans un soit disant vaste système de corruption qui commençait au sommet de la pyramide tous les travaux, ceux qui concernaient moi-même ou d’autres cadres et les malversations de José Corral et d’Antonio Léal dont il me faisait quasiment porter la responsabilité. Il n’hésita pas à écrire : « il est remarquable que le comportement frauduleux du président d’une des plus grandes sociétés françaises a pu « évidemment donner des idées » à d’autres dirigeants et cadres de cette société et nuire à l’image de l’entité économique dont il avait la charge et la responsabilité. » Le président du Tribunal, dès la première audience, ne manqua pas de relever qu’il y avait en fait deux affaires qui, dit-il, seraient examinées successivement, ce qui présenta au moins l’avantage de ne pas m’obliger à assister à toutes les audiences qui s’étalèrent sur trois semaines.

J’ai déjà décrit dans mon livre « L’envol saboté d’Alcatel Alsthom » l’ambiance de ce tribunal de banlieue difficile et la façon dont les débats furent conduits. La presse assista à toutes les audiences et le timing fut particulièrement soigné pour que les journaux télévisés puissent immédiatement diffuser les informations les plus accrocheuses. Ainsi le procureur requit à mon encontre de la prison ferme à 12h45, à temps pour le journal télévisé de 13h00. Le jour du délibéré, la télévision fut autorisée à filmer la salle et les prévenus avant que l’audience ne commençât avec un peu de retard. J’eus ainsi la satisfaction, le soir même, de me voir plusieurs minutes sur le petit écran, absolument figé car, redoutant la diffusion malveillante d’une expression fortuite, je m’étais imposé de rester absolument immobile et sans réaction lors de la prise de vues qui me parut durer fort longtemps !

Au cours de ces audiences, je fus très surpris de constater que n’avait pas été transmis au tribunal le rapport de contre expertise que nous avions remis au juge, mes avocats et moi, le 16 décembre 1994 lors de mon interrogatoire. Ce rapport établi par un expert auprès des tribunaux, apportait la preuve irréfutable que les entreprises qui avaient travaillé dans mon appartement et que j’avais réglées, n’avaient perçu, lorsqu’elles travaillaient pour Alcatel CIT, que les montants prévus aux marchés et que les règlements avaient été faits sur la base d’états de travaux visés par un architecte. Ce rapport mettait aussi en évidence des erreurs sur les montants réglés tels que les avait évalués l’expert judiciaire : il les avaient surestimés de plusieurs millions de francs ! Ces erreurs furent mentionnées à l’audience, ce qui n’empêcha pas le procureur, sans doute distrait à cet instant, de reprendre dans son réquisitoire final, les montants surévalués qu’il avait déjà cités dans ses réquisitions initiales. Cette erreur n’était pas anodine alors qu’il requérait de la prison ferme parce que, selon lui, ces entreprises avaient été payées par la société pour des travaux personnels.

L’absence de ce rapport à décharge dans le dossier transmis au tribunal est loin d’être anodine. Mes avocats constatèrent que le Président du Tribunal semblait en ignorer l’existence. En réponse à leur question, il les invita, après l’audience, à explorer avec lui l’ensemble du dossier transmis au tribunal. C’est dans ces conditions qu’ils constatèrent l’absence du document. Le lendemain, à la reprise de l’audience, le Président Le Bras déclara : «que les avocats de Monsieur Suard se rassurent, le rapport a été retrouvé ; il était resté dans le tiroir du bureau du juge d’instruction ». Négligence ou volonté de dissimuler une pièce à décharge : je ne sais mais incline à retenir la deuxième hypothèse.

Les installations de sécurité donnèrent lieu également à des appréciations douteuses du tribunal qui, pour le moins, trahissait son sentiment profond : il ne croyait pas à la nécessité de la protection spéciale demandée par le Ministre de l’Intérieur, y compris au domicile. Lors d’une audience où, à la demande du président, je rappelai les assassinats, après ceux commis par Action directe en France,de patrons en Allemagne où nous avions des filiales importantes, il me demanda si je transportais avec moi les équipements de mon domicile lorsque je me rendais à Stuttgart. Cela voulait être de l’humour ! J’en ai manqué pour lui répondre ; j’aurais dû lui dire, ce qui était la réalité, que ce n’était pas nécessaire car dès l’arrivée de l’avion, j’étais escorté par une voiture de policiers en uniforme.

A la Cour d’appel, en 1999, sous la présidence d’un magistrat bougon et autoritaire, à la sévérité bien établie, les audiences furent efficacement menées. L’avocat général fit des réquisitions modérées et conclut en demandant une réduction des peines. Mon avocat Jean-Denis Bredin, de sa voix douce et émouvante au service d’une éloquence raffinée, insista sur l’inconsistance des éléments sur lesquels se fondait l’accusation et conclut que l’on avait fait à son client un procès stalinien aux preuves fabriquées. La Cour finalement me relaxa de toutes les accusations concernant les travaux particuliers. Pour les dépenses de sécurité, elle admit leur nécessité après que j’eus fourni une attestation de Michel Rocard, ancien Premier Ministre, et de Jean-Pierre Chevènement, ancien Ministre de la Défense, sur la réalité des menaces. La Cour reconnut aussi qu’il était légitime que le groupe les prît en charge, même au domicile de son président. Mais elle jugea fautive la façon dont le responsable de la sécurité, après avis du comptable, les enregistra en comptabilité afin de préserver au mieux la confidentialité de toute information qui permettrait d’en comprendre la nature et le fonctionnement. Je fus donc condamné pour abus de biens sociaux sur cette base.

A l’amende s’ajouta l’obligation de payer à Alcatel Alsthom qui ne réclamait rien puisque ces installations avaient été rendues à mon départ, ou payées par mes soins pour la partie qui ne pouvait être retirée sans dommages coûteux pour l’immeuble, une indemnité à la suite de l’action « ut singuli » d’un petit actionnaire qui se manifesta ultérieurement par une autre action dont je parlerai au chapitre 3.

Ainsi se terminait l’affaire des travaux sur le plan judiciaire. Mais j’eus encore à me justifier devant le Conseil de l’Ordre de la Légion d’Honneur. Selon son règlement, l’Ordre devait décider, puisqu’une condamnation pénale était intervenue, s’il appliquait lui-même une sanction et dans l’affirmative laquelle, blâme, suspension temporaire ou radiation. Dans une procédure écrite il fallut donc expliquer à nouveau, avec l’aide de mes avocats, pourquoi ces dépenses de sécurité durent être effectuées, ainsi que leur justification. Le Conseil de l’Ordre, plus objectif que la Cour d’appel et a fortiori que le Tribunal d’Evry, jugea « que les faits qui m’étaient reprochés ne constituaient pas, compte tenu des circonstances, des actes contraires à l’honneur et à la probité ». En conséquence il ne m’infligea aucune sanction.

J’eus aussi à comparaître devant le Comité du contentieux fiscal douanier et des changes. Le fisc en effet ne manqua pas d’intervenir à son tour dans le tohu-bohu général. La Direction nationale des vérifications des situations fiscales (DNVSF) entreprît une vérification approfondie de ma situation personnelle, exercice redoutable que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi. L’Inspecteur jugea que ces installations de sécurité constituaient des revenus occultes : il ne me serait en effet pas venu à l’idée de devoir les déclarer dans mes revenus. Il me notifia donc un redressement assorti de la majoration pour mauvaise foi et intérêts de retard. Ce n’était que la troisième fois que je devais payer ces maudites installations qui au demeurant nous empoisonnaient la vie quotidienne par l’obligation de constamment suivre des procédures précises sauf à déclencher une série d’alarmes : à Alcatel lorsque j’ai perdu mes fonctions, une deuxième fois à Alcatel par l’indemnité conséquence de l’action « ut singuli » et maintenant à l’Etat par la diligence du fisc ! Je protestai, fis appel et finalement obtins que ce redressement soit soumis à l’avis du Comité du contentieux.

Cette instance, composée de neuf magistrats, trois de la Cour de Cassation, trois de la Cour des Comptes et trois du Conseil d’Etat est saisie par l’administration et le plaignant sur la base de mémoires écrits, mais elle tient une audience contradictoire. Je pus donc m’expliquer devant ce collège de hauts magistrats judiciaires et administratifs. Je dois dire que j’ai été mollement contredit par le haut fonctionnaire de la Direction générale des impôts qui eut quelque mal, malgré la protection de son vocabulaire technique, à expliquer comment des caméras de surveillance installées dans les circonstances déjà dites, sont apparues aux yeux du fisc comme des revenus mobiliers perçus de mauvaise foi.

Finalement quelques semaines plus tard, le Comité fit connaître son avis : il recommandait l’abandon du redressement ainsi que des pénalités et majorations qui l’accompagnaient. Le Directeur général des impôts suivit cet avis sauf pour ce qui concerne les intérêts de retard. J’ai ainsi découvert une situation saugrenue de plus : l’administration peut exiger d’un contribuable le paiement d’intérêts de retard substantiels sur une somme nulle, le redressement de revenu ayant été abandonné ;

ultime et cocasse conséquence de l’instruction du 28 novembre 1986 du Ministre de l’Intérieur sur la protection des personnes que le terrorisme menaçait.

Enfin, ultime et décisive étape de cette course d’obstacles, le 4 novembre 2009, à la suite de la requête que j’avais déposée à cette fin, la Cour d’Appel de Versailles a « ordonné la réhabilitation de Pierre Suard ».

1 « Mon silence n’était pas une manière cavalière de traiter un homme traversant une période spécialement délicate de sa vie, mais une attitude de respect. Vous avez vécu une série d’évènements comme une suite de persécutions de la part de la presse. Je peux témoigner pour ma part qu’il n’en a jamais été ainsi. Nous nous sommes vus trois fois. Deux fois à votre initiative et j’en garde un souvenir très clair et d’une certaine manière assez lumineux. Je vous sais réservé. Je vous rencontrerais volontiers, non pas pour évoquer les tracas dont vous avez été l’objet, mais pour bavarder des évènements courants. J’en serais très heureux si vous en acceptiez le principe. »



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