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Chapitre VI - Alcatel Alsthom

Pousser en commun, mais non penser en commun.
Marc Aurèle (Pensées)

L’année 1990 marque un tournant. Sur le plan international, l’effondrement du mur de Berlin ouvre à l’évidence une nouvelle ère dans le jeu mondial. La dislocation de l’empire communiste soviétique libère les nations de l’Europe de l’Est, ouvre une avenue vers la réunification allemande, mais entraîne aussi l’éclatement de l’U.R.S.S. et même de l’ancienne Russie tsariste avec l’émancipation de l’Ukraine, de la Biélorussie et des républiques du Caucase et de l’Asie, qui garantissaient les frontières sud et dont la conquête progressive nourrit l’histoire des derniers siècles de la nation russe.

Un tel bouleversement prit le monde par surprise. N’ayant rien vu venir, les leaders politiques apprécient mal les conséquences et sur le moment, par effet de balancier, imaginèrent l’émergence universelle et rapide d’un monde de liberté et de démocratie avec son corollaire de l’économie de marché et du libre échange mondial.

Cette euphorie se nourrit aussi de la fin de la guerre froide et il est de bon ton alors de réduire les dépenses militaires dans les budgets nationaux.

Peu à l’époque prévirent qu’en fait s’ouvrait, pour l’Europe en particulier, une période d’instabilité aussi bien économique que politique. On ne mesura pas davantage à quel point les années qui arrivaient seraient celles de l’hégémonie d’une seule puissance mondiale, les Etats-Unis, qui, quel que soit son héritage et sa pratique démocratique, allait se comporter en puissance dominante sur tous les plans, politique, militaire, économique et, avec bonne conscience, devenir le gendarme, le censeur et la référence obligatoire dans le monde.

Ce bouleversement politique influença naturellement l’économie. Les dernières années de la décennie 80 avaient connu, y compris en France, une activité prospère et croissante, mais en 1990 on pressentait les prémices d’un renversement de conjoncture malgré l’ouverture brutale de nouveaux marchés peu solvables à court terme. En fait les premières années de la nouvelle décennie allaient maintenir une prospérité inégalée aux Etats-Unis, mais apporter un ralentissement en Europe et tout particulièrement en France. C’est aussi à cette époque que, passant du Marché Commun à l’Union Européenne, les pays de l’Europe occidentale, par une démarche difficile, conflictuelle, mais continue, s’imposaient un bouleversement de leurs pratiques économiques : allaient ainsi s’imposer l’ouverture complète des marchés nationaux au sein de l’Union, la disparition des protections douanières à l’extérieur, le renforcement au niveau européen des règles de libre concurrence et, d’une façon générale, le glissement des centres de décisions, des capitales nationales vers Bruxelles.

Dans ce monde en redéfinition, cette Europe en marche forcée vers le libéralisme, cette France accrochée à ses exceptions culturelles ou autres, il importait que la C.G.E. se dotât des structures, des moyens et du moral indispensables pour traverser avec succès et profit ces mers agitées.

La nécessité d’avoir les moyens d’agir à l’échelle du marché mondial n’était pas nouvelle pour nous : la création d’Alcatel N.V. et de G.E.C. Alsthom le prouvent. J’ai indiqué également que très tôt l’obligation de gagner, par la dimension propre, l’indépendance sur les marchés financiers, avait guidé notre action. La nécessaire cohésion du groupe s’imposait ainsi de plus en plus, même si beaucoup s’accrochaient aux particularismes cultivés traditionnellement dans les filiales.

Le succès du groupe dépendait en définitive et pour l’essentiel des hommes, de leur motivation, de leur solidarité. J’ai toujours eu le souci de faire partager et de promouvoir quelques principes simples dans la direction et la gestion des entreprises comme dans toute vie professionnelle. J’ai eu d’ailleurs l’occasion de le dire en m’adressant aux deux jeunes lauréats d’un prix attribué par l’Académie des Sciences de Lyon (Allocution en annexe).

En premier lieu, le travail et l’effort, sans lesquels il n’y a ni succès ni satisfaction personnelle, également, le respect de l’autre, qui implique l’écoute, la disponibilité, la délégation, mais n’exclut pas l’exercice de l’autorité lorsque les circonstances le requièrent, enfin l’équité, parce que c’est une exigence morale universelle, mais aussi parce que tout simplement c’est une recette d’efficacité tant les hommes sont blessés par ce qui leur paraît être une injustice. Ces principes élémentaires doivent guider l’action et l’attitude de tout responsable le long de la hiérarchie, celle des chefs d’abord parce que selon le mot de Paul Valéry “ Un chef est un homme qui a besoin des autres. ” mais aussi celle de tout salarié quelle que soit sa position. Tous en effet contribuent à la même tâche collective : le développement de leur entreprise. Ils doivent en être conscients, comprendre les objectifs de l’ensemble et les moyens disponibles pour les atteindre, en un mot adhérer et participer à ce projet commun.

Je me suis efforcé dès 1987d’engager les relations humaines au sein du groupe dans cette voie et, par la force des urgences, en donnant la priorité à Alcatel. Il s’agissait en effet dans ce secteur de rapprocher et de rallier, pour relever un défi commun, des sociétés installées dans de nombreux pays sur les cinq continents, souvent avec une histoire brillante et de fortes traditions.

Le choix du nom unique, Alcatel, rapidement fait, nous nous efforçâmes de créer une éthique d’action commune. Ce fut l’“ Alcatel Way”.

L’anglais était la langue véhiculaire commune, mais je me suis toujours refusé à en faire la langue obligatoire dans Alcatel par respect pour chacune des cultures nationales présentes. Le principe admis était le libre choix de la langue, dès lors que ceux à qui l’on s’adressait vous comprenaient. En pratique, bien sûr, dès lors que la réunion regroupait des représentants d’un certain nombre de pays, elle se tenait en anglais : je me souviens de l’étonnement de chacun des participants aux premières grandes réunions budgétaires ou du “ management council ” en entendant la succession d’accents aussi variés lorsque l’Allemand, l’Italien, l’Espagnol, le Portugais, le Français, l’Australien, le Chinois, le Texan, le Norvégien, le Flamand, le Hollandais, le Suisse, prenait la parole. Chacun ressentait, derrière la diversité, la puissance et le rayonnement d’Alcatel.

Nous éditâmes une petite brochure, distribuée à tous les employés, pour leur présenter la charte d’action et de comportement d’Alcatel Way, où comment créer et distribuer la valeur dans le monde des communications.

Alcatel s’est fixé pour but de servir ses différents partenaires en créant des valeurs pour chacun : les clients en leur offrant des solutions efficaces et imaginatives à leurs problèmes ; les employés en récompensant les performances brillantes et en offrant des développements de carrière motivants ; les actionnaires en réalisant des résultats financiers compétitifs sur le marché ; la communauté internationale en contribuant au développement économique dans tous les pays où Alcatel travaille.

La méthode qu’Alcatel a choisie pour développer ses activités combine à la fois nouveauté, puisque le groupe a été créé en 1987, et expérience en réunissant des sociétés avec une longue histoire ; une image locale et une image internationale avec des sociétés nationales très connues soutenues par une organisation technique et financière mondiale ; un rôle de partenaire et de leader, Alcatel ouvert à la coopération loyale avec ses clients et fournisseurs, doit également dans son domaine établir et maintenir son leadership par son expérience, sa recherche, sa connaissance de l’industrie et des marchés.

L’action d’Alcatel doit être guidée par quatre mots : spécialisation et croissance, qualité et productivité.

Enfin l’“ Alcatel Way” pour l’organisation interne est ainsi présentée : un réseau de personnes travaillant ensemble, en confiance, pour gagner. La méthode combine décentralisation et structures centrales. Chaque société locale est responsable de la conduite de ses propres affaires. Ce principe optimise la flexibilité et le pragmatisme en attribuant la responsabilité au niveau le plus adapté. Mais chaque société est responsable de ses résultats devant le groupe et dans le cadre des politiques de chaque groupe de produits. Le groupe doit prendre les décisions et les mettre en oeuvre, dans le meilleur intérêt de l’ensemble. Le dialogue et la confiance entre les sociétés sont les éléments cruciaux du succès du groupe.

Au niveau de chaque employé, le style de direction ouvert d’Alcatel implique confiance, respect, délégation et partage de responsabilité. Chaque employé doit se sentir responsable pour donner satisfaction au client et réaliser les objectifs du budget. Alcatel doit éviter les relations bureaucratiques et privilégier les rapports de personne à personne. Ce qui signifie que tout employé d’Alcatel doit être disponible, simple dans son comportement, avoir l’esprit ouvert et savoir travailler efficacement avec des collègues de nationalité et de culture différentes.

Alcatel doit assurer à ses employés reconnaissance et récompense pour les bons résultats qu’ils obtiennent ; elle doit leur procurer de motivants développements de carrière, qui leur permettent d’épanouir leurs potentialités personnelles.

Ce code de bonne conduite fut élaboré puis testé dans de nombreuses réunions de dirigeants, progressivement élargies avant d’être formalisé et systématiquement diffusé à l’ensemble du groupe. Dans chaque unité, ces principes furent ensuite présentés à l’ensemble du personnel. J’invitais - et je donnais l’exemple - chaque membre de l’état-major à s’impliquer dans cette information en participant personnellement aux réunions locales, même éloignées. La direction de la Communication et celle des Ressources humaines, animées respectivement par Françoise Sampermans et Paul Claudel, convaincues de la nécessité de motiver chacun sur des principes communs, jouèrent un rôle essentiel dans la diffusion et, je crois, en définitive, le succès de l’“Alcatel Way”. Ces deux mots devinrent une référence spontanée, souvent utilisée avec humour, rarement avec dérision lorsqu’un obstacle apparaissait, entre hommes, entre équipes, entre sociétés. Aujourd’hui, avec le recul du temps, beaucoup de ceux qui ont vécu cette croisade en parlent avec la nostalgie de compagnons qui auraient conduit une campagne audacieuse, un peu folle, mais à la fin victorieuse.

Les 7 et 8 novembre 1988, première dans le groupe C.G.E., mais pas pour les anciens d’I.T.T., nous organisons une convention qui réunit plusieurs centaines de cadres venant de toutes les sociétés : le premier jour, à La Villette, ce fut la convention Alcatel, le deuxième jour, toutes les unités de la C.G.E., y compris Alcatel, se retrouvent au Palais des Congrès à Paris. Pour Alcatel, la convention concrétisait le pari fou fait deux ans plus tôt en signant l’accord avec I.T.T. Les résultats déjà obtenus frappaient les esprits, mais ce qui restait à réussir aussi. Le lendemain, le contenu était un peu différent : il fallait saluer le succès et l’importance d’Alcatel sans démotiver le reste du groupe, qui fut invité à accentuer la politique déjà connue de restructuration et de développement. Les négociations avec G.E.C. étaient en cours mais confidentielles, leur issue encore incertaine. Il n’en fut pas question naturellement, mais la convention fut pour moi l’occasion, en m’adressant directement à plusieurs centaines de cadres, de présenter ma vision de l’entreprise et de préparer les évolutions ultérieures. Je demandai de retenir pour l’objectif d’amélioration de la productivité, de porter le bénéfice net de 3 %, qui devait être atteint en 1988, à 5 % des ventes d’ici deux à trois ans. Les restructurations et recentrages sur les métiers principaux, ainsi que l’accès à la dimension mondiale, devaient être accélérés. Mais j’insistai surtout sur les nécessaires solidarité et cohésion de l’ensemble de la C.G.E. et annonçai que, pour les cadres à haut potentiel, une politique de gestion et de promotion devait se développer au niveau de l’ensemble du groupe. Je préparais ainsi les annonces qui seraient faites deux ans plus tard dans une convention similaire, qui allait marquer une étape décisive dans la structuration de la C.G.E.

Enfin, en concluant cette convention de novembre 1988, je soulignai l’importance capitale de satisfaire notre actionnariat et de le stabiliser. Je ne pouvais laisser passer l’occasion de dire à un large public, intéressé au premier chef, mon opinion et mon attitude face aux raids boursiers sournois ou officiels qui prospéraient à l’époque. Je m’exprimai en ces termes :

“ Je n’exclus pas que notre titre ait été l’objet d’une certaine spéculation. Aujourd’hui, je ne pense pas qu’il s’agisse de davantage et, en particulier, je ne pense pas qu’il s’agisse de l’amorce d’une action concertée. Mais, naturellement, nous sommes vigilants.

“ Et je saisis cette occasion pour dire à ceux qui nourriraient des convoitises malsaines ou hostiles à l’égard de la C.G.E., quelques vérités simples.

“ D’abord je leur dirai, ne vous trompez pas sur ce qu’est la C.G.E. aujourd’hui. La C.G.E. a beaucoup changé. Nous avons insisté toute la journée sur la dimension internationale, c’est un phénomène récent et je crois fondamental pour l’avenir de notre groupe. Mais en dimension financière également, la C.G.E. a beaucoup changé : la capitalisation boursière de la C.G.E. aujourd’hui représente quinze fois la capitalisation boursière du groupe en 1982 lorsque la société avait été nationalisée ; mais elle représente aussi cinq fois la valeur boursière de la C.G.E.  lorsqu’en 1986 j’ai été appelé à la présidence. Donc, une évolution extrêmement rapide, qui échappe peut-être à ceux qui n’ont pas connu de l’intérieur ou d’assez près l’évolution du groupe ces derniers mois.

“ Je voudrais dire encore que nous avons des relations solides avec tous nos actionnaires, et notamment les plus stables, qui d’ailleurs renforcent en ce moment leur position dans notre capital. Je pense en particulier au personnel qui, soit directement, soit par l’intermédiaire du Fonds Commun de Placement, est évidemment le plus stable de nos actionnaires stables : actuellement, le Fonds Commun de Placement est le deuxième actionnaire du groupe, et je pense qu’il renforcera également sa position par la prochaine augmentation de capital.

“ Enfin, je connais plusieurs grands groupes de réputation internationale qui apprécient la C.G.E. telle qu’elle est et qui, le cas échéant, seraient prêts à la soutenir.

“ Dernier point, dernière vérité que je voudrais dire, c’est que notre détermination, ma détermination, seraient évidemment totales si les circonstances devaient l’exiger, pour préserver les valeurs et l’organisation qui ont fait, qui font, et qui feront demain le succès de la C.G.E., car, chers amis, - et ce sera ma conclusion - nous pouvons être fiers de ce qu’est devenue la C.G.E. L’avenir est encore plus prometteur pourvu que nous sachions mettre en œuvre toutes les potentialités que nous avons. Je souhaite que cette Convention vous en ait persuadés et que vous sachiez transmettre ce message autour de vous. Nous avons en mains les moyens de notre avenir, et nous avons au cœur la conviction de réussir. Je suis sûr que cette Convention, la première de la C.G.E. devenue internationale, marquera une étape décisive dans sa longue histoire, et pas seulement celle de son 90e anniversaire. ”

Comme je l’ai dit en relatant les opérations qui ont conduit à la privatisation de la C.G.E., j’ai toujours souhaité vivement un actionnariat du personnel très étendu. La première opération d’acquisition d’actions réservée au personnel eut lieu à ce moment-là, et le dispositif du Fonds Commun de Placement fut créé dès cette époque. Partant, les opérations suivantes apparurent plus simples à organiser et à présenter.

Décidée en juin et réalisée en septembre 1988, la première augmentation de capital réservée aux salariés a remporté un grand succès : devant l’importance de la demande, le nombre d’actions nouvelles a été porté de 1 à 2 millions. Cette opération permet au Fonds Commun de Placement réunissant les salariés de détenir 6 % du capital de la C.G.E., se plaçant ainsi au deuxième rang des actionnaires de la Compagnie.

Une nouvelle augmentation réservée de capital est décidée à la fin 1989 et réalisée au début de 1990. Malgré un environnement économique incertain, vingt-six mille salariés de dix-sept pays ont souscrit 1 100 000 actions.

La troisième augmentation de capital réservée aux salariés a été organisée à la fin de l’année 1992 et s’est traduite par un succès important : près de trente-six mille salariés avaient demandé 1 700 000 actions pour 1 500 000 proposées.

Au terme de cette quatrième opération, cent mille salariés environ, soit près de la moitié des effectifs totaux du groupe détiennent 5 % du capital, malgré le doublement du nombre d’actions intervenu depuis la privatisation.

Ce succès continu montre l’attachement des salariés à cette forme d’épargne et au-delà témoigne de leur loyauté profonde au groupe. Il justifie également le choix fait au moment de la privatisation de représenter les salariés au Conseil d’administration par deux administrateurs issus du Fonds Commun de Placement, deuxième actionnaire de la C.G.E.

Au tournant de la décennie, le groupe avait déjà beaucoup évolué depuis la privatisation.

Alcatel était structuré. Alsthom avait trouvé son destin dans G.E.C. Alsthom. Par ailleurs, l’activité de la C.G.E. s’inscrivait dans un monde qui allait brutalement s’ouvrir et se globaliser. J’ai dit les raisons financières qui nous avaient amenés à exclure la cotation directe d’Alcatel. Le destin commun de toutes les activités se jouerait donc au sein de C.G.E.  Il fallait transformer son image de holding de tête d’un groupe industriel dont les filiales avaient une image propre, en un groupe unifié, décentralisé certes, mais à image unique reconnu par les clients comme les investisseurs, et bien sûr le personnel, dont il fallait étendre le patriotisme de la filiale qui l’employait à l’ensemble du groupe.

Pour cela, il fallait changer le nom. Compagnie Générale d’Electricité, comme C.G.E., possédait une notoriété certaine en France et dans les pays francophones. Mais l’utilisation de ce nom était, pour des raisons juridiques ou commerciales, impossible en Amérique du Nord et en Grande Bretagne : C.G.E. apparaissait trop proche de l’américain General Electric ou du britannique General Electric Company. Ce handicap avait été identifié depuis longtemps : dans les années 70, une tentative fut faite pour établir la marque Fulmen. Quelques filiales furent ainsi dénommées, mais la tentative ne se généralisa pas.

Le choix d’un nouveau nom est toujours une entreprise délicate et coûteuse. L’alternative est simple : inventer un nouveau nom ou utiliser une marque existante. Les conditions à réunir sont bien connues : le nom doit pouvoir être protégé dans tous les pays où l’on veut travailler, c’est-à-dire tous les pays du monde dans le cas de la C.G.E. ; il doit aussi être facilement prononçable dans les langues les plus usuelles et ne pas avoir phonétiquement de signification saugrenue dans aucun pays.

Nous pûmes trancher facilement le débat. C.G.E. possédait deux marques, Alcatel et Alsthom mondialement protégées et connues. En les associant, le nouveau nom Alcatel Alsthom symbolisait immédiatement plus de 80 % de l’activité du groupe. Pour faciliter l’assimilation et l’unification de toutes les activités, le même logo emprunté à Alcatel, avec le même graphisme et les mêmes couleurs, fut imposé à chacune des filiales. L’appartenance à la famille Alcatel Alsthom apparaissait dès lors évidente car la notoriété du triangle orange, pointe vers le bas, et du rectangle gris, avait déjà été établie par Alcatel. Toutes les filiales acceptèrent facilement ce changement de logo. La seule difficulté vint de G.E.C. Alsthom, mais au prix d’un voyage à Londres je pus convaincre Lord Weinstock, contre l’avis de la direction de G.E.C. Alsthom, d’accepter que notre enfant commun porte l’uniforme nouveau d’Alcatel Alsthom.

Mais, je dois reconnaître aussi que j’eus quelque mal à convaincre, au conseil d’administration, Ambroise Roux, imprégné de sa C.G.E. Le compromis qui fut voté préservait l’essentiel : le nom du groupe, si l’Assemblée générale l’approuvait, serait désormais Alcatel Alsthom Compagnie Générale d’Electricité C.G.E., mais le nouveau texte à incorporer aux statuts de la société ajoutait sagement que le nom pouvait être utilisé en totalité ou en partie. Il le fut en partie !

Cette décision fit un heureux : la Compagnie Générale des Eaux, qui parfois se faisait appeler, à tort, C.G.E., en profita les années suivantes pour, toujours à tort car nous avions gardé la propriété du sigle, utiliser largement C.G.E., jusqu’au jour où Vivendi régla radicalement ce vieux conflit amical entre les deux groupes.

Le nouveau nom Alcatel Alsthom, approuvé à l’Assemblée générale de juin 1990, devint effectif au 1er janvier 1991. Les six derniers mois de 1990 furent largement occupés pour mettre à jour toute la signalétique et pour familiariser les salariés, les clients, les actionnaires et les marchés avec le nouveau nom.

La convention des 16 et 17 novembre 1990, qui réunissait à nouveau plusieurs centaines de cadres au Palais des Congrès de Paris, fut l’occasion, comme l’usage s’établissait, de présenter “ l’état de l’union ”, ainsi que les objectifs et la stratégie pour les années 90, mais aussi de confirmer le programme Alcatel Way, qui devenait Alcatel Alsthom Way, et de renforcer les actions de formation et de motivation étendues à l’ensemble du groupe.

Le programme Alcatel Alsthom Way recevait ainsi en s’étendant à l’ensemble du groupe une impulsion nouvelle : pour la seule période septembre 91 - juillet 92, j’ai ainsi participé personnellement à plus de douze séminaires sur ce thème, dans la région parisienne, mais aussi au lac de Côme, en Belgique, à Nice, à Zurich, à Madrid, à Genève, à Grenoble, La Baule, Stockholm, Calais, Vienne.

D’autres programmes m’amenèrent aussi à participer à des réunions similaires. On lança en particulier deux programmes de formation importants.

L’un était destiné à identifier les cadres à haut potentiel, âgés de 32 à 38 ans, qui normalement peupleraient une dizaine d’années plus tard les postes de direction dans le groupe et, dans une certaine mesure, à les préparer pour leur carrière future. Nous réunissions, une ou deux fois par an, en général, une “ promotion ” d’une quarantaine de cadres qui suivaient plusieurs semaines de séminaires réparties sur dix-huit mois. Le travail en équipe et les aptitudes au leadership de groupe étaient valorisées. Un projet concret choisi dans la vie du groupe devait être étudié par une équipe de quatre à cinq participants, sous le parrainage d’un directeur ancien, et présenté collectivement à la session de clôture. Je me suis astreint à assister à toutes ces séances de “ soutenance ” de projets. C’était pour moi l’occasion de dialoguer avec des cadres que je ne rencontrais en général jamais dans les réunions et déplacements de routine, et de leur faire passer directement ma vision de la stratégie et de la gestion du groupe ; c’était pour les stagiaires, m’ont dit les personnes qui encadraient les séminaires, une forte incitation à  prendre au sérieux ce travail collectif et aussi l’occasion pour beaucoup de découvrir le président du groupe. Je garde un souvenir vif et très positif de ces longues séances où nous analysions et discutions les conclusions, en général pour les approuver, mais parfois aussi pour les modifier ou les rejeter. Ce programme a continué même après mon départ et, je crois, globalement, à la satisfaction des participants et du groupe.

Le deuxième programme également destiné à enrichir la carrière des cadres, visait à sensibiliser la hiérarchie à la gestion des performances (performance management). Il devait déboucher sur la généralisation de pratiques assez classiques par ailleurs : chaque responsable recevait (et acceptait) des objectifs (quantifiés si possible) pour son action pendant l’année suivante et devait avoir avec la personne à qui il rapportait, au moins un entretien personnel par an, pendant lequel ses performances étaient analysées, les objectifs convenus, et ses souhaits d’évolution de carrière discutés et enregistrés.

Cette action était animée en central par Pierre Bollache, directeur de la direction des Ressources humaines, qui rapidement centralisa la gestion d’environ cinq cents cadres principaux pour l’ensemble du groupe, avec comme mission principale de suivre et de promouvoir les carrières de chacun. La tendance naturelle dans un groupe aussi décentralisé poussait bien sûr chaque unité à vouloir assurer complètement la gestion de tous ses employés. La construction d’un vrai groupe industriel, international de surcroît, nécessitait à l’inverse de disposer d’un vivier de responsables de grandes qualités, capables d’assumer des responsabilités sur le plan international, nourris de la culture du groupe et donc prêts à prendre des fonctions nouvelles là où l’intérêt du groupe l’exigeait, par exemple en cas d’acquisitions d’une société ou de crise dans une filiale.

Je voulais éviter la solution de facilité qui consiste à recruter à l’extérieur lorsqu’un besoin nouveau apparaît. Cette pratique, que je ressentais comme un échec de la gestion des ressources humaines, conduit en effet souvent à des revers coûteux : les personnes chargées du recrutement peuvent en effet se laisser abuser par les professionnels du CV, et, dans tous les cas, recruter à l’extérieur c’est fermer des possibilités de développement de carrière à des responsables dont on connaît bien les qualités et le profil, quitte à le compléter par une formation spécifique s’il est jugé incomplet.

Pour faciliter le brassage des compétences et l’émergence de cette culture groupe, la mobilité des cadres fut systématiquement encouragée. Un responsable central fut chargé de promouvoir la mobilité : chaque unité lui désigna un correspondant. Avant tout recrutement extérieur, le poste à pourvoir devait lui être présenté dès lors qu’il était de quelque importance ; un journal périodique fut édité pour faire connaître les postes vacants à l’ensemble des unités. Ces dispositions apparaissent bien naturelles : elles heurtaient pourtant une longue tradition et il fallut beaucoup de ténacité à la direction du groupe pour les faire accepter et vivre.

Pour renforcer la motivation des responsables et récompenser les performances, dès que j’en eus la possibilité, j’ai fait adopter par le groupe la pratique des “ stock-options ” ou, pour parler français, des options attribuées à certains employés qui leur donnent le droit d’acquérir ultérieurement à prix convenu des actions du groupe. Le mécanisme est simple : le prix d’exercice de l’option est fixé par référence à la valeur de l’action au jour de l’attribution de l’option (en général à un prix égal ou légèrement inférieur à cette valeur) : l’action peut être acquise au terme d’une certaine période (en général quelques années), donc à une époque où, si la société a réussi, le prix de l’action s’est apprécié : ainsi, le bénéficiaire de stock-options, si sa société prospère, peut espérer une plus-value. Il est ainsi directement encouragé à apporter sa contribution au succès collectif.

Ce mécanisme me parut particulièrement approprié pour accompagner la création d’Alcatel N.V.  Il était d’autant plus souhaitable que les dirigeants des filiales venant d’I.T.T. recevaient périodiquement des stock-options dans le cadre de plans que le groupe américain créait régulièrement. Ce premier plan fut négocié et établi dès 1987 sur le modèle de celui d’I.T.T. et avec l’aide de ses juristes. Il s’appuyait sur les actions d’Alcatel N.V., société hollandaise. Huit cent mille options pour acquérir des actions à 100 Ecu furent attribuées à une petite centaine de dirigeants d’Alcatel N.V.

Dès après la privatisation de la C.G.E., je transposai le système au niveau de la holding de tête et l’ouvris à l’ensemble des filiales. C’est ainsi que successivement, quatre plans furent approuvés par le Conseil d’administration, en janvier 1988, décembre 1989, septembre 1991 et avril 1994, portant respectivement sur 1 160 000, 1 026 800, 1 500 000, puis 1 967 850 actions, avec un prix d’exercice croissant, 215 francs, 400 francs, 530 et 700 francs par action, et un nombre de bénéficiaires qui augmentait (117, 311, 380, 739).

Je n’hésite pas à parler à la première personne de cette politique, car elle s’est mise en place grâce à la volonté continue d’écarter les obstacles et d’ignorer les objections dont le président a dû faire preuve. Les stock-options n’ont en effet pas bonne réputation en France. A la C.G.E., avant que j’en sois le président, nous avions souvent entendu annoncer de tels plans, mais ces espoirs furent chaque fois déçus. Et, pour les avoir ressentis, je savais la déception et le scepticisme des responsables des filiales devant le comportement velléitaire de la direction du groupe.

Aussi, des années plus tard, c’est avec une réelle satisfaction que j’entendais les remerciements des collaborateurs, venant me dire, en général au moment de leur départ à la retraite, que c’était grâce à leurs stock-options qu’ils avaient pu acheter leur résidence. L’un d’eux, Philippe Glotin, aujourd’hui malheureusement décédé, m’a dit à plusieurs reprises que chaque week-end, lorsqu’il rentrait dans sa propriété du Bordelais, il disait devant sa femme et ses enfants “ merci Suard ! ”.

Bien d’autres séminaires ou conventions me donnaient l’occasion de rencontrer les cadres du groupe. J’ai toujours assisté avec grand plaisir aux conventions annuelles du groupe Câbles, où j’avais gardé tant d’amis de ces années difficiles mais heureuses qui ont marqué mon expérience industrielle. Je participais aussi souvent aux conventions des grandes filiales qui, comme la belge Bell, sous la conduite dynamique de son président, John Goossens, homme de communication, pratiquait régulièrement et avec conviction cette méthode pour motiver le personnel.

Je garde un souvenir ému de la réunion des cadres d’Alcatel Australia, tenue le 27 octobre 1994, à Sydney, où je m’étais rendu pour honorer le président Gerald Page-Hanify qui partait à la retraite et introniser son successeur, Ron Spithill: nous fûmes gratifiés, l’un et l’autre, en entrant dans la salle, d’une ovation joyeuse, debout, qui me parut spontanée. Nous étions bien loin de l’atmosphère pestilentielle de Paris où la campagne pour déstabiliser le président d’Alcatel Alsthom battait son plein.

J’ai aussi régulièrement participé en partie aux conventions annuelles que Françoise Sampermans et Louis-Jacques Companyo Communication organisaient pour réunir tous leurs correspondants ou représentants de tous les pays, soit une centaine de personnes pour la direction de la Communication, plus de deux cents pour Alcatel Trade International.

La multiplication des séminaires a amené Yves Réale, responsable de la formation, à rechercher un centre permanent où l’esprit d’Alcatel Alsthom pourrait prendre racine. Il me proposa un bâtiment dans une zone d’activités tertiaires en cours de développement près de Genève, en Haute-Savoie. J’approuvai son projet mais contestai la localisation, craignant que cette zone, bien située pour les transports, soit pendant dix ou vingt ans toujours en travaux avec des nuisances continues peu propices à un lieu de séminaires. Fréquentant depuis longtemps, pour des raisons familiales, les rives du lac d’Annecy, je connaissais un hôtel construit au début du siècle, magnifiquement situé, mais en voie d’abandon. C’était un peu plus loin de Genève, mais le cadre enchanteur en faisait un lieu rêvé pour l’étude, la réflexion ou le loisir. Je signalais l’existence de cet hôtel dit “ Le Palace de Menthon ”. C’est ainsi qu’Alcatel Alsthom en fit l’acquisition, le rénova et en fit son centre international de formation. Tous ceux qui ont pu y séjourner ont apprécié le cadre, l’atmosphère : on y parlait sans complaisance d’Alcatel Alsthom, on y disséquait la politique, mais on y construisait l’avenir avec ses idées, ses engagements, sa volonté. Je n’eus pas le temps d’y ajouter le volet historique, d’aménager la bibliothèque par exemple, qui aurait vraiment fait de ce lieu le foyer de la culture Alcatel Alsthom, la résidence de rêve des vestales où la magie du groupe pouvait définitivement séduire les hôtes.

Ce projet, comme beaucoup d’autres, tourna court après mon départ. C’était pourtant une formule moins coûteuse que les multiples hôtels tour à tour réservés. Comme il était situé pas très loin de ma résidence secondaire, il alimenta les calomnies dont j’allais être victime et dont je parlerai plus loin. A l’expérience de cet investissement, j’ai souvent pensé à l’ingratitude qui vous entoure en France : si j’avais implanté ce centre auprès d’un lac suisse ou italien, j’aurais eu encouragements et remerciements des autorités locales au lieu des sarcasmes et quolibets que la presse me prodigua. C’est encore une exception française.

J’ai toujours également cherché à rencontrer, en dehors des réunions de routine, les collaborateurs, même de rang modeste sur les lieux de travail, laboratoires ou usines. C’est une occasion d’appréhension directe des difficultés ; c’est aussi pour moi le moyen de mieux saisir la problématique de situations confuses. C’est ainsi que j’ai visité au cours de ces années, au moins une fois, plus d’une centaine d’usines : souvent ceux qui me recevaient m’ont dit que de mémoire d’homme c’était la première fois que le président du groupe était accueilli, et ceci aussi bien sur des sites anciennement C.G.E. qu’I.T.T.  Chaque visite comportait pratiquement le même programme : présentation de l’histoire, des produits, des chiffres de production, des projets ou espoirs d’investissements, puis visite des lieux, et enfin réunion avec l’encadrement, de vingt à cinquante personnes selon l’importance du site pour une discussion, que j’essayais de rendre libre et vivante. C’était l’occasion par excellence pour prendre le pouls de la maison et tester l’écho qu’avaient dans les unités lointaines les objectifs, les décisions, les programmes initiés en central : souvent la conclusion qui s’imposait était empreinte de modestie quant à la transparence du système mais me renforçait dans la volonté de l’améliorer.

Et puis c’était surtout pour moi la possibilité d’approcher ce qui fait à mes yeux la spécificité de l’industrie, au delà des laboratoires ou des bureaux d’études : la fabrication des produits. Qu’il s’agisse de paquebots, de turbines ou de puces électroniques, pour bien comprendre le métier et en parler pertinemment il faut avoir une perception directe de l’élaboration des produits, de ses contraintes, de ses tours de mains, des étapes critiques, de ce qui fait la qualité et la fiabilité, de ce qu’il convient de chercher à améliorer, de ce qui vous différencie des concurrents. Connaître le langage, la psychologie de ouvriers, contremaîtres, ingénieurs, vous aide à mieux communiquer, à mieux gérer les crises, et cela ne se découvre pas dans les bureaux de l’état-major. Je n’ai jamais imaginé, tout en reconnaissant l’utilité de la sous-traitance, qu’un groupe comme Alcatel puisse rester industriel s’il venait à se séparer de toutes ses usines. Quand mon successeur a déclaré que tel était son objectif, j’ai d’abord cru à une plaisanterie, et après confirmation, j’ai ressenti une immense tristesse devant tant d’incompréhension et en pensant au désarroi des employés, ouvriers, techniciens consternés par une telle annonce.

Les visites d’usines, source incomparable d’informations, de connaissances, d’échanges, s’émaillaient parfois d’épisodes imprévus : visite des cuisines de la cantine que j’improvisais, à l’inquiétude ou stupéfaction des organisateurs, comme à Sao Paulo, à Mexico ou à Arnstadt en Allemagne de l’Est, rencontre et discussion non programmées avec les représentants syndicaux, comme à Battipaglia ou Villeurbanne, le “ soleil de minuit ” à Bodo en Norvège au nord du cercle polaire, la danse du dragon à l’usine Saft de Chekou, ou l’accueil, celui-là dûment organisé et orchestré, avec groupe folklorique, banderoles, applaudissements de tous les employés qui agitaient des drapeaux - mais c’était à Kulin dans la Chine du Sud où Alcatel était associé avec le ministère provincial des P.T.T.  Quelques mois plus tard, Alcatel connut un drame dans cette unité : un des deux missionnaires envoyés à Kulin fut retrouvé assassiné dans sa chambre d’hôtel. Il était américain et accompagné d’un allemand, qui n’a rien vu, rien entendu alors qu’il était également à l’hôtel dans une chambre voisine et que l’assassinat a eu lieu vers 19 heures. Nous n’avons jamais pu obtenir de renseignements sur ce crime : l’ambassade américaine prévenue a immédiatement décidé de s’occuper de tout, de rapatrier le corps, de prévenir la famille et des relations avec les autorités chinoises et nous a recommandé de lui faire totalement confiance. N’ayant pas beaucoup de moyens sur place, nous nous sommes inclinés, pensant, mais sans en avoir, ou avoir eu, la confirmation, que notre ingénieur américain devait avoir reçu, à notre insu, une autre mission dans cette région, base arrière pour le trafic de la drogue. Les grandes sociétés internationales, et Alcatel ne pouvait y échapper, sont en effet d’excellentes couvertures pour les “ services ” des divers pays. La guerre de l’ombre n’est pas qu’un sujet pour romans policiers, comme j’ai pu le constater à plusieurs reprises pendant mes années à Alcatel Alsthom.

Je me souviens aussi d’une réunion très originale organisée par nos filiales allemandes dont les membres du Vorstand (directoire), une dizaine de personnes, décidèrent, sur “ l’invitation ” de leur président commun, de passer ensemble une semaine à Saint-Moritz pour développer leur esprit de groupe, en pratiquant de façon intensive des exercices physiques obligatoires : la journée commençait par une séance à la piscine, puis gymnastique, puis promenade en montagne, le tout accompagné d’un régime diététique, basses calories, sans alcool. Le concours était de perdre le maximum de poids en une semaine. J’y fus invité, un peu par défi, je pense. Je ne participai qu’aux deux derniers jours où le programme était différent : d’abord une grande promenade en montagne, puis le dernier jour, remise des prix à ceux qui avaient perdu le plus de “ viande ” : l’organisation méticuleuse avait prévu pour la promenade en montagne trois trajets de difficulté croissante, mais arrivant au même village. A la surprise des “ Vorstanders ”, je choisis le plus long, et ne fus pas celui qui, dans le groupe, souffris le plus ce jour-là : il est des circonstances où, même amicalement, il faut payer de sa personne pour conforter son autorité !

J’ai beaucoup insisté dans ce chapitre sur les efforts constants déployés pour créer une vraie solidarité dans le groupe, malgré sa taille et le nombre des nationalités représentées. J’ai eu la chance d’être le témoin de cette vraie dimension internationale d’Alcatel à plusieurs reprises et de la profonde fierté que ressentaient les employés lorsqu’ils se retrouvaient par-delà les frontières. En 1992, Alcatel avait organisé un grand concours ouvert à tous les employés : la récompense des gagnants fut un voyage à Séville à l’occasion de l’Exposition Universelle. J’assistai au dîner de la centaine de lauréats et me trouvai à une table avec entre autres un employé de la filiale de Taipei et un autre de celle de Kulin. C’était la première fois que ce dernier sortait de Chine et que son collègue de Taipei rencontrait un compatriote de Chine Continentale. A l’époque, les voyages entre Taïwan et la Chine étaient interdits. Ils parlèrent naturellement chinois, visiblement avec circonspection, mais je suis sûr que pour eux et leurs épouses cette rencontre marqua et ce fut l’honneur d’Alcatel de l’avoir rendue possible. J’ai aussi senti cette émotion des retrouvailles lorsque Allemands de l’Ouest et de l’Est des filiales d’Alcatel se rencontraient et s’efforçaient, malgré leur différence, de coopérer.

Cet esprit de famille que j’ai souhaité pour Alcatel Alsthom, j’ai cherché à l’étendre aux retraités qui, comme chacun le ressent un jour, ont laissé dans leur entreprise une partie d’eux-mêmes, leurs meilleures années, celles où ils avaient l’ambition et les moyens de se consacrer à quelque chose d’utile, celles où la santé vous paraît éternelle et le combat naturel, celles enfin où vous avez bâti de solides relations amicales avec des collègues que vous aimez toujours revoir. La Caisse de Retraite de la C.G.E. organise chaque année une journée pour permettre aux retraités de recevoir des informations sur le groupe qui les a autrefois employés, et aussi et surtout “ pour se retrouver ”. Plusieurs fois, j’ai participé à ces manifestations où j’ai recueilli beaucoup de confidences et d’anecdotes, souvent riches d’enseignements pour ceux qui sont encore dans la vie active.

C’est dans cette continuité que j’ai voulu placer l’action d’Alcatel Alsthom d’aujourd’hui et mobiliser le personnel. Conscients de la richesse du passé, les employés doivent être convaincus que l’effort auquel ils sont invités s’inscrit dans une politique gagnante qui veut faire d’Alcatel Alsthom le leader mondial dans son domaine et qu’il a les moyens humains, techniques et financiers pour réussir.

Alcatel Alsthom le montra par le rapide développement international qu’il connut dans les années 1990, et par les succès techniques et commerciaux ainsi que les performances financières qu’il obtint.



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