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Chapitre V - Un nouveau Président

Je ne serai plus désormais qu’un témoin Impuissant de la décadence.
Charles de Gaulle

Ces procédures judiciaires, marquées par leur lenteur, leur acharnement, leur extrême médiatisation et finalement par leur manque de fondement qui ne fut reconnu qu’après treize ans d’instructions et de procès, eurent pour première conséquence ma démission forcée et brutale de la présidence d’Alcatel Alsthom. Mon départ laissa la place libre pour un nouveau président qui, peu familier du monde industriel de l’électromécanique et de l’électronique, choisit de prendre le contre-pied de la politique suivie jusqu’alors.

Quelles furent, pour Alcatel Alsthom, les conséquences de cet acharnement judiciaire dont j’ai été la victime ? L’ampleur des dégâts que subit le groupe, se révéla incommensurable : des dizaines de milliers d’emplois disparurent, des millions d’actionnaires virent fondre leur capital et la France perdit un groupe industriel centenaire qui s’était hissé au niveau des leaders mondiaux.

La première décision que prit la nouvelle direction fut de dresser un tableau apocalyptique de la situation du groupe et d’établir pour 1995 des comptes en lourdes pertes qui lui permirent d’annoncer une amélioration, que l’on verra factice, dès les années suivantes.

Elle mena une politique qui privilégiait les critères financiers, vendit le secteur électrotechnique moins prisé par les analystes financiers et se concentra sur les télécoms. Elle acheta de nombreuses sociétés de ce secteur malheureusement à des prix excessifs au moment où la bulle internet gonflait. Lorsque la situation se renversa, elle dut éponger de très lourdes pertes, partiellement compensées par les importantes plus-values qu’elle réalisa en vendant les « bijoux de famille », tous les actifs non télécoms qui figuraient à leur coût historique dans le bilan du groupe en 1995.

Au terme de la décennie pendant laquelle le groupe perdit une vingtaine de milliards d’euros, Alcatel Alsthom avait disparu. Alcatel se débattait pour ne pas sombrer, le chiffre d’affaires était divisé par deux, les effectifs par plus de trois comme le cours de l’action comparé à l’indice CAC40. C’est cette descente aux enfers, amorcée par Jean-Marie d’Huy et présidée par mon successeur à la tête d’Alcatel Alsthom que je vais maintenant résumer.

C’est donc le 10 mars 1995 que prirent fin, pour moi, vingt-trois années de travail pour le groupe CGE, devenu Alcatel Alsthom. La brutalité de la décision, sa disproportion avec les faits allégués et, on l’ a vu précédemment, leur manque de fondement, me firent penser, dans un premier temps, que l’absurdité de l’interdiction de travailler pour Alcatel Alsthom qui m’était imposée, serait corrigée dans les jours suivants. Mais la justice pouvant être aveugle et corporative, l’interdiction sera confirmée par les instances d’appel. Le Conseil d’administration me remplaça, dans un premier temps, par Marc Viénot, Président de la Société Générale, qui assura, avec tact, un intérim inconfortable de quelques semaines, le temps nécessaire à Ambroise Roux pour conclure les négociations qu’il avait engagées depuis plusieurs mois avec celui qui devint mon successeur le 22 juin 1995.

L’ancien président de la CGE profitait ainsi de l’opportunité ouverte par la procédure judiciaire pour apaiser une vieille rancœur, comme je l’ai exposé dans « L’envol saboté d’Alcatel Alsthom » au chapitre 10. Il n’hésita pas, pour parvenir à ses fins, à alimenter une campagne de presse sournoise sur le thème «  le président d’Alcatel Alsthom est un homme seul qui ne prépare pas sa succession (je n’avais pas soixante ans à l’époque) ; il ne bénéficie pas d’un soutien ferme de son conseil d’administration ». Le Monde fut le support privilégié de cette campagne. Le 8 décembre 1994 il publia un article intitulé « Les déboires du groupe français et l’avenir de son PDG Pierre Suard : le patron américain d’ITT pourrait créer la surprise au prochain conseil d’administration d’Alcatel Alsthom ». Dans le texte il était écrit qu’ « un membre du conseil », selon la formule d’usage, aurait confié : «Si Araskog veut demander la tête de Suard, il nous sera difficile de nous y opposer ».

Mais il se trouve que ce 8 décembre j’étais à New York et que je rencontrai Rand Araskog, le président d’ITT, comme je le faisais régulièrement depuis 1987 lorsque nous avions acheté les filiales télécom de son groupe. Nous entretenions des relations confiantes et régulières. Il avait présidé le Conseil de surveillance d’Alcatel les premières années, aussi longtemps qu’ITT était resté actionnaire d’Alcatel ; après le rachat de ces actions par échange avec des actions de la maison mère, ITT était devenu actionnaire d’Alcatel Alsthom et Rand Araskog fut nommé administrateur de la société mère.

Nous déjeunions ensemble, ce 8 décembre, dans une ambiance comme à l’ordinaire très amicale, lorsque nous vîmes arriver le responsable des relations publiques d’ITT porteur d’un message pour son patron. Rand le lut, me le montra : il s’agissait d’une copie de l’article du Monde et de sa traduction. Rand, sortant de sa placidité légendaire, démentit catégoriquement les propos que le journal lui prêtait et, furieux, demanda à son collaborateur de faire immédiatement un démenti catégorique dont il prit le contenu sur le coin de la table. ITT assortit son communiqué de commentaires verbaux. «Monsieur Araskog est écoeuré. L’article est complètement faux. Monsieur Araskog est un très solide supporter de Pierre Suard. Il comprend que les temps sont difficiles en Europe en particulier pour les commandes de télécommunications, mais il estime fermement que Pierre Suard a le soutien total et unanime du Conseil.» Cette brève interruption close, nous poursuivîmes notre déjeuner toujours détendu et amical. Mais cet épisode confirmait les manœuvres d’Ambroise Roux. J’eus certainement tort de ne pas y prêter davantage attention.

Quatre mois plus tard, Ambroise Roux n’hésita pas à porter l’estocade. Alors que l’appel de l’ordonnance du Juge d’Instruction qui m’interdisait de travailler, était en examen devant la Cour, il fit savoir à la Chancellerie que le maintien du contrôle judiciaire qui m’était imposé, arrangerait le Conseil. J’appris cette terrifiante nouvelle de la bouche de mon avocat, le Bâtonnier Danet, qui venait d’en être informé par le Procureur général de Paris lui-même. Aussitôt je lui proposai d’appeler Marc Viénot qui lui dit tout ignorer de cette démarche qui, ajouta-t-il, ne traduisait certainement pas l’avis de la majorité du Conseil d’administration. Alors je demandai à mon avocat d’appeler Ambroise Roux, ce qu’il fit devant moi. La réponse d’Ambroise Roux illustrait bien le personnage : « Ce que vous me dîtes là, Monsieur le Bâtonnier, est très fâcheux pour le Président Suard. Qui a bien pu parler ? Ce doit être Rand Araskog. »Toujours le même alibi mais cette fois la parade, comble d’hypocrisie, n’était pas crédible. Rand Araskog ne parlait pas français ; il était toujours très prudent et, sur les sujets importants, s’exprimait sous le contrôle de ses juristes. L’imagine-t-on faire, ou faire faire, une démarche auprès d’un gouvernement étranger pour exposer ses états d’âme éventuels et plus encore ceux des autres administrateurs ?

Je ne sais quelle influence a pu avoir cette démarche dans l’arrêt que rendit la Cour d’Appel qui maintint l’interdiction de travailler pour Alcatel Alsthom, tout en allégeant les autres dispositions de mon contrôle judiciaire.

Je rappelle ces manœuvres avec tristesse car j’avais toujours porté une estime certaine à Ambroise Roux qui fut l’un des très rares patrons qui m’avaient impressionné au cours de ma vie professionnelle. Mais je dois à la vérité de dire tous les méandres du cheminement qui aboutit à la désignation de mon successeur. Ambroise Roux se flattait d’être la conscience du patronat et, grâce à ses réseaux, de faire et défaire les patrons. Il s’attribuait, par exemple, en plus de celle de Serge Tchuruk, les nominations de Jean Marie Messier à la Compagnie Générale des Eaux ou celle de Pierre Blayau chez Moulinex. Sa mort brutale en 1999 ne lui permit pas de connaître toutes les conséquences de ses manoeuvres!

Lorsque mon successeur prit ses fonctions, le 22 juin 1995, il arrivait à la tête d’un groupe industriel traumatisé par les évènements des derniers mois mais dont la situation était parfaitement saine malgré le ralentissement de l’économie qui affectait ses clients traditionnels, notamment les opérateurs de télécommunications. Alcatel Alsthom était, dans ses métiers principaux qui représentaient plus de 95% de son chiffre d’affaires, leader mondial comme dans les télécommunications et les câbles, ou parmi les deux ou trois premiers comme dans l’énergie et les transports, domaines d’Alsthom et de Cegelec. Quand on observe ce que ce groupe est devenu dix ans plus tard, on imagine difficilement ce qu’il était en 1995, les performances qu’il réalisait, les résultats qu’il obtenait, la renommée dont il bénéficiait.

Pour évaluer l’ampleur du recul et essayer d’en comprendre les raisons, il faut s’arrêter un instant sur cette situation perdue. J’ai déjà décrit l’envol d’Alcatel Alsthom3 qui fut brisé en 1995. Ce groupe presque centenaire fut créé sous le nom de Compagnie Générale d’Electricité en 1898. Jusqu’au début des années 1980, il resta essentiellement hexagonal et exerçait des activités dans de nombreux domaines, l’énergie, les télécommunications, les câbles, les accumulateurs et les piles, les travaux publics et le bâtiment, les appareils ménagers, l’informatique, la distribution, etc. Mon prédécesseur, Georges Pébereau, d’abord comme directeur général, puis comme président, entreprit de le spécialiser sur ses trois métiers principaux, absorba ses concurrents français (Alsthom, Thomson télécom) et prépara l’internationalisation en négociant l’achat des filiales télécom d’ITT, tout en sachant traverser la période où la CGE fut nationalisée, sans concessions majeures qui auraient engagé l’avenir. Il m’appartint, lorsque je fus nommé président, en juillet 1986, de finaliser les accords ITT puis de les mettre en vigueur (décembre 1986), tout en réalisant la privatisation du groupe (mai 1987).

Pendant les neuf années qui allaient suivre, je pus, avec le concours d’une équipe solidaire,compétente, dévouée au groupe et enthousiaste, relever le défi que représentait, pour la CGE éminemment française, la prise en charge des anciennes filiales d’ITT installées en Europe, en Amérique, en Asie ou en Australie. Il fallut établir une stratégie globale, des règles de gestion et de contrôle unifiées tout en maintenant l’autonomie de chaque société pour appliquer la politique commune sur le marché qui lui était attribué. Mais il fallait aussi, par développement interne ou acquisitions, promouvoir l’ensemble pour lui donner la force de jouer gagnant sur le marché mondial, ce qui nécessitait une active politique de recherche, de développement de nouveaux produits et d’extension du réseau commercial.

Cette politique d’intenses efforts porta ses fruits. J’aime revoir un des graphiques que j’avais utilisés pour présenter le groupe à la « Paris Investor Conference » de la banque J.P. Morgan le 6 mai 1993. Il compare les chiffres d’affaires d’Alcatel Alsthom (AA) à ceux de ses concurrents dans deux domaines : énergie et transports (axe vertical), télécommunications (axe horizontal).


Ce graphique illustre parfaitement la position qu’Alcatel Alsthom avait gagnée en 1993 sur la scène internationale: la première dans son domaine. Dans le secteur énergie transports seul ABB le devançait, mais Alcatel Alsthom dépassait les américains General Electric et Westinghouse, l’allemand Siemens, les japonais Mitsubishi et Hitachi. Dans les télécoms, Alcatel Alsthom était le leader mondial devant ATT (devenu Lucent), Siemens, Northern Telecom (devenu Nortel), NEC, Ericsson, Motorola ou Nokia.

En 1993 le chiffre d’affaires du groupe atteignait 156 milliards de francs, soit le double de celui de 1986 ; il provenait pour 75 milliards de francs des télécoms, contre 28 en 1986, pour 30 milliards de francs du secteur des câbles (11 en 1986), pour 41 milliards de francs du secteur énergie et transports, pour 2,3 des accumulateurs et 4,2 des services. Il était réalisé pour 57% par des filiales étrangères contre 13% seulement en 1986. Ainsi, en 1993, les filiales étrangères réalisèrent un chiffre d’affaires dix fois supérieur à celui qu’elles avaient obtenu en 1986 : pendant cette période, le groupe, hexagonal à l’origine, s’était réellement internationalisé.

Le groupe dégageait, en 1993, un résultat opérationnel de 14,3 milliards de francs soit 9,1% du chiffre d’affaires (avec des taux de 11,1% pour les télécoms, 7,4 pour les câbles, 8,2 pour l’énergie et 15,7 pour les services). Le résultat net, part groupe, qui s’élevait à 7062 MF (contre 1159 en 1986), était obtenu après 15,2 milliards de francs de recherches, 2488 MF de frais de restructuration et 2053 MF d’amortissement de survaleur (goodwill). C’était le meilleur résultat des sociétés françaises et la capitalisation boursière d’ Alcatel Alsthom le situait dans le peloton de tête des entreprises du CAC 40.

L’année 1994 fut plus difficile car l’Europe vivait un ralentissement sensible de l’économie qui incitait les clients à ralentir ou différer leurs investissements. Le résultat opérationnel passa de 14,3 à 9,5 milliards de francs et le résultat net de 7062 à 3620 MF. Ce montant a été arrêté par le Conseil d’administration en mon absence. Ambroise Roux obtint que le Conseil abatte de 300 MF le résultat que la direction du groupe avait présenté à 3920 MF, sans autre justification que la constitution de provisions générales non affectées. Malgré cet abattement, le résultat d’Alcatel Alsthom restait en 1994 parmi les meilleurs de ceux des entreprises du CAC 40.

Le groupe bénéficiait d’une excellente image dans les milieux économiques qui appréciaient son parcours, les positions conquises et les résultats obtenus. Le 9 décembre 1992, Alcatel Alsthom recevait le Prix Cristal de la transparence de l’information financière, décerné par la Compagnie des Commissaires aux comptes et le journal Les Echos. La Tribune Desfossés lui attribua, en janvier 1993, le prix de la meilleure stratégie. Le prix Tribune, selon ses parrains, distingue l’entrepreneur ayant, par sa stratégie, le plus marqué le millésime de son empreinte. « C’est au patron d’Alcatel Alsthom qu’il est dévolu en 1992, année d’une très sérieuse consolidation, faisant de son groupe le numéro un mondial des télécommunications, des turbines et du TGV notamment.»

C’est cette entreprise que mon successeur allait prendre en mains le 22 juin 1995. Chacun connaît l’attitude qu’il adopta après seulement quelques semaines d’observation. Dès septembre, et après avoir pris soin d’écarter le directeur financier du groupe, il annonça son intention de constituer, lors de l’arrêté des comptes de l’exercice 1995, d’énormes provisions, à hauteur de 20 à 25 milliards de francs, pour, dit-il, apurer le passé et préparer le groupe à la nouvelle stratégie pas autrement définie. Selon lui, il fallait corriger des erreurs, « des acquisitions trop chères, une productivité insuffisante, une organisation mal adaptée et des anticipations insuffisantes ».

Au printemps 1996, Alcatel Alsthom annonça donc des pertes phénoménales de 25,5 milliards de francs pour l’année 1995 pendant laquelle le chiffre d’affaires avait atteint 160 milliards de francs. Les pertes résultaient principalement de la constitution d’énormes provisions. Le communiqué de presse publié à cette occasion regroupa en trois rubriques les provisions exceptionnelles de 23,9 milliards de francs : coût des restructuration pour 13,4 milliards de francs (dont 10,7 d’exceptionnelles) ; amortissement d’écarts d’acquisition (goodwill) pour13,5 milliards de francs (dont 10,9 d’exceptionnelles) ; charges opérationnelles non récurrentes 2,3 milliards de francs dont 1,9 inclus dans la marge opérationnelle.

Le coût des restructurations comprenait les opérations payées en 1995 pour un montant analogue à celui des années précédentes et pour le reste, une provision de 10700 MF pour les opérations à réaliser les trois années suivantes sans qu’elles fussent davantage précisées.

L’amortissement du goodwill (13500 MF) correspondait pour 2600 MF à l’amortissement annuel afférent à l’exercice 1995, analogue au montant pris en charge les années précédentes et pour 10900 MF à un amortissement exceptionnel d’acquisitions réalisées les années antérieures. Pour l’essentiel il s’agissait pour 2800 MF de la société britannique STC fabriquant des câbles sous-marins de télécoms, pour 4200 MF de la société italienne Telettra spécialisée dans les transmissions, pour 1100 MF de la division télécom de Rockwell aux Etats-Unis, pour 2050 MF de deux société de câbles terrestres en Allemagne et au Canada, enfin pour 600 MF dans le secteur des services (Générale Occidentale).

Ces chiffres me parurent invraisemblables, même s’ils avaient reçu l’approbation des commissaires aux comptes et des administrateurs. Une analyse sommaire me convainquit qu’ils ne représentaient pas sincèrement la situation d’Alcatel Alsthom en 1995, tout en ne contrevenant pas aux règles comptables qui laissent en effet de larges marges d’appréciation. J’ai publié les résultats de mon analyse dans L’envol saboté d’Alcatel Alsthom au chapitre 9. En réalité, si les comptes de 1995 avaient été arrêtés comme le furent ceux des années précédentes, Alcatel Alsthom aurait dégagé un bénéfice de quelques milliards de francs cette année et non cette perte artificielle de vingt-cinq milliards.

Comment et pourquoi cette substantielle différence ?

Pour les coûts de restructuration, les comptes de 1995 ont été chargés des opérations de quatre années, celles de l’année, comme c’est normal, et celles des années suivantes dont le résultat avant impôts allait, par cet artifice, être amélioré, chaque année, en moyenne de trois milliards de francs les premières années.

Les amortissements exceptionnels de goodwill exprimaient le jugement négatif que les dirigeants portaient sur l’avenir des acquisitions faites avant 1995. Les années suivantes allaient leur apporter un démenti catégorique, ce que confirmeraient les propres publications d’Alcatel ou les déclarations de ses dirigeants.

Pour les câbles sous-marins, par exemple, la dépréciation faite sur STC ramenait la valeur au bilan de l’activité à moins d’une année de chiffres d’affaires, valeur très faible pour une activité de haute technologie dans laquelle Alcatel était leader mondial avec 40% du marché. Dans les années suivantes, Alcatel allait d’ailleurs profiter, grâce au dispositif industriel et commercial dont elle disposait en 1995, de la forte croissance de ce marché sur lequel elle réalisa l’essentiel de ses bénéfices ces années là.

Dans son activité transmission terrestre, la position d’Alcatel fut très renforcée par les acquisitions de Telettra et de la division Rockwell, objets pourtant de 5500 MF de dépréciation exceptionnelle. Alcatel était, en particulier, le leader mondial pour la technique nouvelle de transmission synchrone avec de fortes positions en Europe et aux Etats-Unis. C’est d’ailleurs ce dont la société se flattait dans le communiqué de presse qui accompagna la publication des résultats de 1997. « En profitant de ses succès dans les transmissions, qui en font le leader mondial du domaine, Alcatel compte développer….C’est notamment par ses projets en commutation ou en transmission et accès qu’Alcatel compte poursuivre la percée remarquable réalisée aux Etats-Unis depuis deux ans.» Cette double réussite est la conséquence directe des techniques acquises de Teletra et de l’implantation commerciale de Rockwell, mais le communiqué se gardait de le préciser !

La dépréciation de 600 MF dans le domaine des services et de la presse (Générale Occidentale) est tout aussi arbitraire : la revente des activités de ce domaine devait en effet générer plus de 5000 MF de plus value dans les deux années suivantes.

Pour les câbles les dépréciations n’étaient pas davantage justifiées. Mais la nouvelle direction d’Alcatel choisit une conduite particulièrement originale à l’égard de ce secteur. En 1995 les activités câbles étaient regroupées dans la filiale Alcatel Câbles, cotée en bourse, et valorisée à 20 milliards de francs par le marché. Alcatel contrôlait 81% de sa filiale. Sa participation valait donc en bourse 16 milliards de francs : elle était inscrite à son bilan pour 10 milliards, valeur qui fut ramenée à 5 milliards de francs au 31 décembre 1995 après l’imputation des « pertes » de l’année qui s’élevaient à 5 milliards pour les câbles. Alcatel décida, au début de 1996, de retirer de la bourse sa filiale câbles. La publication des documents nécessaires à ce retrait suivit de quelques semaines celle des résultats de 1995. Il est particulièrement instructif de rapprocher les informations données, quasi simultanément, à l’occasion de chacune de ces occasions.

Alcatel Alsthom proposa aux actionnaires minoritaires d’Alcatel Câbles d’échanger leurs actions contre des actions de la maison mère. Il fallait donc valoriser chacune des sociétés ce dont, selon l’usage, des banques conseil furent chargées. Pour Alcatel Câbles, on retint la valeur du marché. Pour Alcatel Alsthom, il a été jugé nécessaire d’estimer l’actif boursier synthétique : l’estimation de cette valeur s’obtient en corrigeant la situation nette au bilan, où l’on remplace la valeur comptable des principaux secteurs par leur valeur de marché. Le document soumis à la COB concluait que la valeur de marché d’Alcatel Alsthom excédait de 55 milliards de francs la situation nette au bilan. Or cette dernière qui valait 60 milliards, fut réduite à 35 milliards de francs par l’imputation des « pertes » de 1995 au 31 décembre 1995. Le document présenté à la COB concluait donc qu’Alcatel Alsthom valait 35+55=90 milliards de francs. On peut penser que cette estimation fut faite avec prudence car il s’agissait de convaincre les actionnaires minoritaires de procéder à l’échange tout en se prémunissant contre toute contestation des termes de l’échange.

Pour acquérir les 19% d’Alcatel Câbles détenus par les minoritaires, Alcatel Alsthom émit 10,1 millions d’actions dont la valeur unitaire sur le marché voisinait 400 F. Le groupe paya donc un peu plus de 4 milliards de francs les 19% du capital de sa filiale alors qu’il venait de réduire de 10 à 5 milliards de francs, à son bilan, la valeur des 81% d’actions d’Alcatel Câbles déjà possédées. Il donnait involontairement la preuve que les dépréciations, dans ce secteur également, n’étaient pas fondées et il créait un goodwill de 2500 MF, chiffre que l’on pouvait lire dans le rapport sur l’année 1996.

Au total les énormes provisions ou dépréciations qui ont chargé les comptes de 1995, pour l’essentiel, n’étaient pas justifiées ou ne concernaient pas cet exercice mais les suivants. La présentation des comptes qu’Alcatel Alsthom devait faire pour la bourse de New York, où le titre était aussi coté, apparaissait d’ailleurs plus conforme à la réalité. On pouvait lire dans l’ annual report on Form 20F : « Alcatel Alsthom affiche des pertes nettes de 25,6 milliards de francs en 1995, à comparer avec un bénéfice net de 3,6 milliards en 1994…Si l’on exclut les provisions et charges exceptionnelles…..Alcatel Alsthom affiche une perte de 481 MF en 1995 » J’ajoute que si, cette année là, les comptes avaient été arrêtés comme il était d’usage, l’exercice n’aurait pas accusé une perte mais un bénéfice de un ou deux milliards de francs, conforme à la prévision que j’avais présentée au Conseil d’administration lors de sa réunion du 25 janvier 1995 qui allait être pour moi, et sans que je m’en doutasse, la dernière.

On peut, en effet, penser que cette volonté de noircir la situation de l’exercice qu’il fallait accabler, s’était accompagnée d’une série d’ajustements indécelables qui contribuèrent à augmenter les charges à l’exemple des 1,9 milliards de francs de charges non récurrentes.

Ainsi donc, malgré les difficultés de l’économie et la turbulence vécue par sa direction, Alcatel Alsthom n’a pas connu en 1995 l’exercice catastrophique que mon successeur a tenu à afficher. La réalité était un profit en nette réduction sur celui de 1994, mais convenable surtout s’il devait être comparé à celui des années suivantes. Le bilan recélait, malgré les énormes dépréciations, d’importantes plus values latentes. Pendant les seules trois années suivantes, la vente de certains actifs dégagea un profit de 22 milliards de francs. En 2000, pour faire face aux grandes difficultés que nous verrons plus loin, Alcatel, tirant profit d’une faculté ouverte par la réglementation, alla même jusqu’à augmenter de 3,7 milliards de francs (565 M€) la valeur inscrite à l’actif du bilan pour des opérations réalisées en 1989 et 1992 . En réappréciant, au 31/12/1999, ces actifs anciens, Alcatel cherchait à augmenter les fonds propres dont elle avait grand besoin pour amortir les goodwills énormes crées par ses acquisitions récentes, mais, involontairement elle donnait, a posteriori, une preuve du sérieux de la gestion précédente et de la solidité du bilan qu’elle lui avait laissé.

La première conséquence mécanique des provisions abusives de 1995 fut l’amélioration de plusieurs milliards de francs par an des résultats des années suivantes. C’est ce que l’on relèverait d’ailleurs dans les comptes en normes américaines. Selon le journal Investir du 24 octobre 1998 « pour l’année 1996, le profit net d’Alcatel de 2725 MF en France, se transformerait en une perte de1200 MF en franchissant l’Atlantique ».

L’analyse des comptes 1995 que j’ai publiée dans mon livre, me valut, lors de sa parution, une prise de position ulcérée de la société tant auprès des salariés que des médias. Elle contestait tout simplement, à l’ancien président, le droit de s’exprimer. Mais, paradoxalement, ses commentaires confirmèrent à mes yeux la pertinence de l’analyse et il me fut difficile de faire reprendre par la presse mes propres réponses.

Ainsi s’agissant des câbles, la société donnait comme preuve que les dépréciations de 1995 étaient justifiées, la nécessité dans laquelle elle s’était trouvée de faire de nouvelles provisions de même montant, six ans plus tard lorsqu’elle décida, en 2001, de remettre en bourse sa filiale Alcatel Câbles. Mais elle passait sous silence, outre sa responsabilité dans la gestion du secteur pendant les cinq dernières années, le rachat coûteux, en 1996, des actions détenues par les minoritaires, lors du retrait de la bourse de sa filiale, ainsi que le fait qu’elle remettait sur le marché une société amputée des deux secteurs les plus rentables qu’Alcatel conservait en son sein : les fibres et câbles optiques ainsi que les composants haute fréquence. Ces silences enlèvent toute valeur au rapprochement mentionné dans le communiqué de la société.

La société niait par ailleurs que les comptes des exercices ultérieurs pussent être améliorés par les provisions excessives faites en 1995. C’était pourtant évident, au niveau du résultat net, pour les provisions faites alors que le contenu des restructurations qu’elles devaient couvrir, ne pouvait être défini qu’ultérieurement et pour le goodwill déprécié en une seule fois au lieu d’être réparti sur plusieurs années. Quant au résultat opérationnel calculé avant provisions, il ne pouvait, comme le rappelait la société, être affecté par le volume des provisions qui n’influençait donc pas les résultats opérationnels ultérieurs. C’est, en effet, la règle générale pour les normes françaises. Mais il se trouva précisément qu’il en alla différemment en 1995 : 1,9 milliards de francs de « charges non récurrentes » réduisirent, cette années là, la marge opérationnelle comme indiqué page 59 du rapport annuel, laissant ainsi une masse pour soulager les marges opérationnelles ultérieures.

Même avec le recul de plusieurs années, je ne vois qu’une raison à ce matraquage de l’année 1995 : se donner de l’aisance pour les années suivantes. Mon successeur pouvait ainsi, en octobre 1995, un mois après avoir annoncé le coût de ses projets de restructuration, prévoir, confiant, que le groupe renouerait avec les bénéfices en 1996, afficherait des « bénéfices substantiels » en 1997 et « serait très profitable » en 1998. Cette façon de procéder appela d’ailleurs un commentaire fort critique de Didier Kling, Président de l’Association des Commissaires aux Comptes « Il n’est pas possible de laisser apparaître des pertes considérables au motif qu’un groupe a changé de président. Cette conception est d’autant plus inacceptable que les responsables des comptes sociaux sont, à quelques exceptions près, les mêmes personnes physiques »

Mais c’est Alcatel Alsthom et son personnel qui furent les premières victimes : perte d’image pour la société, perte de confiance chez ses clients, lecture difficile des résultats annoncés les années suivantes, nécessité d’un plan de restructuration drastique et improvisé, obligation d’une stratégie innovante à la mesure du « désastre ». A l’automne 1995, Jean Pierre Halbron, le nouveau directeur financier du groupe et bras séculier de ce matraquage du bilan, commentait la nouvelle stratégie qui, selon lui, se différencierait des restructurations faites dans le passé qu’il jugeait superficielles : « Aujourd’hui nous nous attaquons aux problèmes de fond. »

Nous allons donc maintenant analyser la politique que la nouvelle direction appliqua pour « s’attaquer aux problèmes de fond » et les résultats qu’elle obtint pendant la première décennie de son mandat.





3 L’envol saboté d’Alcatel Alsthom, Editions France-Empire

 

 

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